Maudire le présent, louer les jours révolus”...

      “Maudire le présent, louer les jours révolus”, c'est le ridicule du déclin de la vie. Dieu sait si j'ai peu de goût pour la “belle époque” dont j'ai, à vingt ans, fredonné les refrains. Je la trouvais laide alors. Je fus toujours insensible, je l'avoue, à la poésie de ce Montmartre de Carco et de Dorgelès. Je n'ai jamais su y voir, même en ce temps là, qu'un quartier sordide, immonde, bien que je me souvienne d'y avoir fait mon pèlerinage, comme les camarades, à la chambre de Max Jacob.

La source de toute poésie ne jaillissait pas pour moi de ces pavés et de ces bouges. J'étais un jeune homme à Paris, mais, comme au temps du collège, les vacances me ramenaient vers cette Cybèle aux deux visages qui m'avait enfanté et allaité et je chérissais du même amour sa face éclatante, celle de Malagar, et l'autre visage, couvert de cendres, tendu vers les pins murmurants et blessés.

Un déraciné, certes je l'étais et me glorifiais de l'être, puisque Barrès nous avait ainsi appelés. Mais un jeune arbre déraciné garde ses racines et sa motte. Il me semble que la province d'alors ne lâchait ses Rastignac qu'un à un. Et à vrai dire, elle ne les lâchait pas. Ils montaient à Paris mais redescendaient vers elle à la belle saison par un mouvement aussi bien réglé que celui du sang. Rien qui ressemblât moins au monstrueux nettoyage par le vide qui aujourd'hui aspire les êtres et ainsi recrée lentement de désert où les loups de la vieille France, s'ils revenaient, ne trouveraient même plus d'agneaux à dévorer, car les troupeaux ont disparu avec les hommes.”

[François Mauriac, “Mémoires intérieurs”]

L'être qu'aujourd'hui je suis – et que j'ai toujours été, d'ailleurs – ne peut que rejoindre par la pensée et par ce qu'il ressent, ce propos de François Mauriac dans “Mémoires intérieurs”...

Cette “belle époque” des vingt ans de François Mauriac, n'a jamais été à ce point, de nos jours, aussi actuelle et aussi souverainement consensuelle...

“Les loups de la vieille France” sont aujourd'hui ces prédateurs de la culture, des modes et du “nettoyage par le vide” des sensibilités et des émotions. C'est vrai : “les troupeaux ont disparu” parce qu'il n'y a plus aucun berger pour les conduire... Ou alors il n'y a plus que des bergers. Mais ces “bergers” de jadis n'étaient pas vraiment des “conducteurs”, et les prédateurs actuels de la culture, des modes et du nettoyage par le vide, sont des “machines à broyer télécommandées”.

Les “troupeaux” ont tous éclaté et sont devenus des conglomérats d'êtres agités, isolés et ne se parlant plus que par “portable” ou “mail”... Ou pour se dire les dernières “vacheries” à la mode, ou pour se raconter la télé, la météo, les bagnoles, les “promos” de Super U et de Champion...

La belle affaire que cette “poésie” contemporaine qui, telle le Montmartre de Carco et de Dorgelès ; impose ses “canons de beauté”, sa religion et ses styles... Même les anarchistes de tout poil, aujourd'hui se “consensualisent” et pérorent en “refaisant le monde”... Et cela passe! Cela se vend! Cela se consomme!... Puis se défèque et pour finir s'oublie...

Après avoir lu ce texte de François Mauriac, je me suis dit que les journalistes d'aujourd'hui, du moins un certain nombre d'entre eux, qui ont derrière eux plusieurs années d'études littéraires ; n'ont entendu de leur vie qu'un seul et même langage, le langage de ce qui doit se croire et se savoir... Et qu'ils “piétinent” de la plume plus qu'ils ne dessinent de mots...

Certes, “tout le monde n'est pas François Mauriac”... Mais, à force de tolérances, à force d'applaudir à la médiocrité ou à tout ce qui se prétend nouveau, l'on ne fait plus la différence entre le beau et le laid, le vulgaire et le sublime...

Les dictionnaires ratissent tout ce qui, au sol, jeté par quelque personnage médiatisé, peut être inséré entre deux autres locutions “nouvelles”...

“Maudire le présent, louer les jours révolus, c'est le ridicule du déclin de la vie”...

Sans doute le présent et les jours révolus se ressemblent-ils... Et que le déclin de notre vie nous pousse à croire qu'ils sont différents.

Ce qui est ridicule, inutile et réducteur ; c'est de louer les jours révolus comme on louerait une religion avec une ferveur de dévôt, une ferveur de pharisien ergotant sur la position d'un brin de paille dans le sabot...

Dans le déclin de notre vie, je crois qu'il faut aimer, peut-être plus encore que du temps de notre jeunesse ; ce qui, du présent ou des jours révolus, n'est pas le déclin de la vie et ne l'a jamais été.