Marinette

     Jusqu'au jour de notre départ, durant les mois d'avril et de mai 1962 à Montpensier, éclatèrent les bombes, retentirent concerts de casseroles dans les immeubles, et les explosions de grenades, les plasticages... Des fusillades crépitaient aux alentours, traçant dans la nuit des éclairs fulgurants, les balles perdues venaient s'écraser sur les murs des immeubles. Et nous « dansions devant le buffet » parce qu'il n'y avait plus rien ou presque à manger et que le ravitaillement n'était plus assuré. Nous ne dormions plus, nous vivions confinés dans la terreur et dans l'impossibilité de mener une vie normale.

L'on racontait que les « fellaghas » organisaient des collectes de sang pour soigner leurs blessés et que de nombreuses personnes avaient été enlevées et égorgées comme des poulets.

La situation générale était si troublée, si inextricable, que nous ne savions plus qui se battait contre qui... Ainsi des Algériens appartenant à diverses tendances, Islamistes révolutionnaires ou même aventuriers en bandes inorganisées et sans objectifs précis, meneurs issus parfois de pays étrangers, se tuaient entre eux, massacraient des villageois, des femmes et des enfants, semaient la terreur aussi bien auprès des populations Algériennes que des « pieds noirs » ou des métropolitains.

Il existait bien déjà à cette époque, une armée régulière, des chefs politiques, une structure gouvernementale provisoire, une administration qui tentait de se mettre en place, mais cela ne rétablissait pas l'ordre et encore moins la paix.

Les Français se déchiraient entre eux. Beaucoup allaient tout perdre de tout ce qui avait été leur vie jusque là, et se livraient à des actes irréfléchis et désespérés. Entre « pathos » et « pieds noirs » durant les semaines qui précédèrent l'indépendance, les relations devinrent explosives. En outre, du fait de l'anarchie qui régnait un peu partout dans le pays, la sécurité des biens et des personnes n'était plus assurée car les forces de police disloquées et mobilisées dans les manifestations contre les agitateurs et les camps retranchés dans les quartiers d'Alger, devenaient inopérantes. Les gens qui avaient des comptes à régler, des haines entre eux, des différends ou des vengeances à assouvir, exprimaient leurs passions, leurs rancoeurs, leur jalousie et se montraient très agressifs.

En dépit de ce contexte évènementiel, nous avions conservé quelques relations avec des amis Algériens à Blida ; madame Erb et deux ou trois camarades de travail de mon père, leur famille, le maire de Blida qui était alors monsieur Beaujard, et l'une des secrétaires de la mairie, Marinette.

Marinette fut la dernière personne que nous pûmes encore inviter un soir chez nous. Nous la reçûmes à dîner dans la salle à manger de notre appartement. A cette occasion ma mère avait pu se procurer un poulet à prix d'or, qu'elle accompagna d'une boîte de petits pois car il nous restait encore quelques conserves alimentaires. Il y eut une panne d'électricité assez longue, ce qui était fréquent en cette période et nous dûmes nous éclairer avec des chandelles et des bougies. Je revois encore Marinette en face de moi, son visage adorable encadré de cheveux blonds si bien coupés et coiffés, très élégante dans une robe de soirée, souriante, enjouée, si drôle et d'une gentillesse émouvante... Nous avions passé là une soirée fort agréable, échangé idées et projets, comme si nous étions étrangers à ce monde de violence et d'évènements dramatiques...

Quelques jours plus tard, nous apprîmes que Marinette avait été tuée, victime d'un attentat perpétré par des Algériens fanatiques. Elle avair eu la tête tranchée à la hache. Je fus terriblement traumatisé par cet assassinat, ne pouvant me faire à l'idée de cette nuque si blanche et si délicate sur laquelle s'était abattu le tranchant d'une hache.