Un printemps explosif

      Un jeudi du mois de février 1962, nous nous rendîmes, ma mère, Roger et moi, à Chréa, dans la montagne enneigée. Là haut tout était blanc, gelé, et d'énormes tas de neige entouraient les maisons. Une brume épaisse et glaciale noyait le village, les forêts de cèdres et les espaces de loisirs...

Nous ne vîmes ce jour là, ni Blida ni la plaine de la Mitidja vers le nord, ni les barrières rocheuses de l'Atlas Saharien vers le sud, depuis les terrasses ou les promontoires aménagés.

Lors de cette sortie à Chréa ce glacial jeudi de février, alors que nous cheminions à petits pas dans les rues du village encombrées de congères et par une température de cinq degrés en dessous de zéro ; ma mère et Roger se mirent à parler de la vie qu'ils allaient avoir bientôt ensemble. Roger disait que le « cessez le feu » suivrait immédiatement les accords d'Evian en mars, et que sans aucun doute, monsieur Rata, engagé dans l'armée, obtiendrait un poste près de Marseille où il se rendrait avec Mireille, sa femme. Ainsi Roger se retrouverait tout seul à Baraki, et libre désormais...

Le putsch militaire du 22 avril 1961 avait échoué parce que le contingent n'avait pas suivi les quatre généraux Salan, Jouhaud, Zeller et Challe, auxquels ne s'étaient ralliés que quelques unités. De là s'était constituée l'OAS, soutenue par des mouvements politiques d'extrême droite, les grands propriétaires, les « gros colons » ainsi qu'une grande partie des « pieds noirs ». Selon ces gens là, l'OAS pouvait « sauver » l'Algérie et éviter aux populations Européennes implantées en Algérie depuis plusieurs générations, de devoir s'expatrier... [ Voir « Les chevaux du soleil », de Jules Roy, une saga de l'Algérie de 1830 à 1962, en particulier dans la dernière partie intitulée « le tonnerre et les anges », dans laquelle, et dans tout le livre d'ailleurs, l'auteur retrace fidèlement l'histoire vraie et impartiale, ainsi que les évènements vécus par les personnages de plusieurs familles depuis le 14 juin 1830 date du débarquement des armées de Charles X sur la plage de Sidi Ferruch ]

L'une des « solutions » possibles envisagée, entre autres, qui avait été à l'étude, consistait en la création d'un état indépendant gouverné par les Français d'Algérie et par les Algériens soit une république Algérienne qui aurait en fait ressemblé à l'Afrique du Sud. La plupart des Européens implantés en Algérie, les « Français de France » souhaitant demeurer en Algérie, et un certain nombre d'Algériens étaient favorables à cette solution. Mais la conséquence inévitable de cette solution là aurait probablement été la domination des Européens, des grands propriétaires, des riches Algériens, des chefs de parti, et le maintien de la population Algérienne dans des droits et dans des conditions forcément limités ou illusoires, inacceptables pour eux...

La situation à cette époque en mars et avril 1962 était devenue extrêmement confuse et surtout dépendante des passions exacerbées, des idéologies et des différents courants politiques qui de tous côtés, déchiraient les populations, les familles et contribuaient à l'instauration d'un climat d'anarchie généralisé et de guerre civile. D'autant plus que l'OAS d'une part, puis le FLN d'autre part, avec leurs alliés et leurs réseaux aussi bien en France métropolitaine que depuis des pays étrangers, souhaitaient porter la guerre en France et multipliaient les attentats, les actes de terrorisme à Paris et dans les grandes villes.

Au mois de mars 1962 avec l'arrivée d'un printemps très maussade, froid et pluvieux cette année là, les évènements en Algérie se précipitèrent. Après les accords d'Evian et le « cessez le feu », l'OAS pratiqua avec tous ceux qui soutenaient cette organisation et s'y montraient ouvertement engagés, une politique de « terre brûlée » consistant en la destruction des bâtiments administratifs, des écoles et à la « mise à mal » de l'économie du pays, de ses infrastructures, voies ferrées, routes, gares, dépots de carburants et usines... Toutes les nuits dans les villes retentissaient les explosions de bombes, et les « plasticages » se succédaient à un rythme accéléré, d'heure en heure... Ainsi à Montpensier, là où nous habitions, plusieurs commerçants eurent leur magazin détruit, leurs vitrines soufflées, leurs rideaux métalliques pulvérisés. Un groupe scolaire même, alors en construction et presque achevé, tout juste en face de notre îlot d'immeubles, fut une nuit complètement détruit par une gigantesque explosion.

Le FLN en représailles à ces attentats et à ces destructions, multipliait les actions de commandos, les enlèvements de personnes et les assassinats en série, sur la base de « listes noires » établies par des « espions » ou par des gens « forcés de collaborer ».

Mon père par exemple, qui n'avait rien fait de particulier, ni participé à aucun mouvement ou manifestation, fut dénoncé par Mina, notre dernière femme de ménage que ma mère cependant n'avait employée que quelques heures occasionnellement. Cette Mina ne nous avait pas fait bonne impression au départ. Nous la trouvions fourbe, cauteleuse, sournoise et de surcroît elle volait.

Nous cachions à l'intérieur de la boîte du papier hygiénique dans les WC, une grenade lacrymogène pour le cas où nous aurions été attaqués la nuit dans notre immeuble. Mina s'en était aperçue car nous découvrîmes un jour que la grenade placée d'une certaine manière et recouverte de papier, avait été légèrement déplacée... Dès lors nous apprîmes par des amis Algériens, que nous figurions sur une liste du FLN. Il n'était donc plus question d'envisager de rester en Algérie. Et depuis avril 1962, après l'incident de la grenade dissimulée et découverte par Mina, nous vécûmes dans la terreur jusqu'à notre départ de Blida en mai, trois jours avant l'embarquement pour Marseille...