Baraki, septembre 1961

      Roger Darmon, né le 7 janvier 1919 à Berroughia en Algérie, était donc âgé de 42 ans en 1961. Sa femme, Mireille avait alors 37 ans, et monsieur Rata, l'ami de Mireille, qui devait par la suite devenir le compagnon de Mireille après le départ d'Algérie, était un « jeune premier » de 25 ans, célibataire.

Micheline, la fille de Roger et de Mireille, née le 2 juillet 1950, avait 11 ans. Elle me parut une petite fille très sympathique, volubile, naturelle ; avec un adorable visage piqueté de taches de rousseur, des cheveux roux mi longs, raides, flamboyants et très fournis, une nuque blanche, une silhouette de jeune fille presque... Elle me plut tout de suite.

Dès le mois de septembre 1961, Micheline fut avec Mireille Champion ma 2ème « grande copine » quoique je ne pus la voir que lorsque Roger se rendait à Blida avec elle...

Nous débarquâmes donc à Alger ce vendredi 1er septembre 1961 vers 8 heures du matin, et mes parents ainsi que Roger et sa femme, décidèrent de se revoir. Roger nous donna son adresse à Baraki, un village situé à 15 kilomètres d'Alger, nous invitant dès que nous en aurions la possibilité, à nous rendre à l'école dans laquelle il demeurait et dont il était le directeur.

Le dimanche 10 septembre avec mes parents, nous nous rendîmes donc à Baraki.

L'école de Roger était une école de pauvres, presque exclusivement fréquentée par des enfants de familles Algériennes ou d'enfants d'ouvriers et employés Algérois d'origine Européenne. Chaque soir après la journée de classe, Roger donnait avec son instituteur adjoint, des cours d'alphabétisation aux adultes du village pour la plupart d'entre eux, totalement illettrés. Les gens apprenaient à lire et à écrire, puis dès qu'ils le pouvaient, empruntaient les livres de la bibliothèque, qui étaient des livres d'aventure, des romans de la seconde guerre mondiale, des collections pour jeunes ou des encyclopédies populaires.

Les Autorités Françaises à l'époque, avaient à coeur et cela dans un dessein bien particulier, de doter quelques écoles de village d'équipements sportifs, éducatifs ; de terrains de jeux...

Il y avait aussi tout près de l'école de Roger à Baraki, un vaste hangar de style militaire dans lequel étaient entreposés des cartons de vêtements et de chaussures pour enfants, collectés et triés par la Croix Rouge.

Ma mère disait en voyant tous ces vêtements quasiment neufs, que dans les banlieues pauvres des grandes villes de France, l'on ne trouvait pas autant de facilités, d'équipements et d'aide en nourriture et vêtements, pour les enfants des classes sociales défavorisées.

Par ce que nous voyions là dans ce village Algérien encore sous la domination et l'administration de la France, nous prenions conscience de l'absurdité et de l'hypocrisie d'un système qui d'un côté, entretenait clivages, conflits, injustice, violence, inégalité, racisme ; mais d'un autre côté, se targuait d'une politique sociale et de développement culturel...

L'école avec le logement de Roger, était un bâtiment d'un seul tenant, en préfabriqué, rectangulaire et sans fondations, directement posé sur le sol. Un bâtiment assez vaste avec de grandes ouvertures vitrées, portes et fenêtres. Dans l'entrée du logement un espace aménagé par Roger en véranda, encombré de pots de fleurs et de plantes vertes, abritait une immense volière grillagée où évoluaient toutes sortes d'oiseaux. Le chien de la maison avait sous cette véranda sa niche et une grande gamelle cabossée toujours pleine à ras bord... L'on y rencontrait aussi sous la véranda et dans les alentours du bâtiment, quelques chats. Mais l'on sentait, en arrivant en ces lieux, chez Roger et Mireille, que tout était à l'abandon, sans ordre, hétéroclite... Et les pots de fleurs, les plantes vertes, avaient « triste mine ».

L'intérieur de l'appartement était en apparence un « vrai foutoir ». Le ménage n'avait pas été fait, visiblement, depuis des lustres ; la vaisselle sale encore éparpillée autour de l'évier, la cuisine « sens dessus dessous », les lits dans les chambres « baillaient en grand » avec les draps retournés et froissés... Et dans l'ensemble l'on peut dire que l'on percevait dans cette maison, une « drôle d'atmosphère »...

Monsieur Rata, l'ami de Mireille Darmon, regardait un match de foot à la télévision, assis sur une chaise avec Micheline sur ses genoux, qu'il faisait sauter comme une petite fille, et il chahutait avec elle. Roger, dans la même pièce, était plongé dans des mots croisés, et Mireille vautrée dans un fauteuil, agitait devant son visage un éventail, d'une main molle et engourdie...

Ma mère fut attristée et choquée lorsqu'elle fit son entrée dans cette maison, et fut saisie d'étonnement dans cet étrange décor familial, en face de cet homme jeune, Rata, ostensiblement installé et comme incrusté, qui se sentait là comme chez lui, se servant dans le frigidaire, ouvrant les bouteilles de bière et d'apéritifs, changeant le programme de la télé à sa guise (il n'y avait encore que deux chaînes)... Et cette familiarité envers Micheline, une fille de onze ans, ce « sans gêne » comme si c'était lui en définitive, le « maître de la maison »...

Ce que nous ne savions pas – et que nous n'avons à vrai dire jamais su ma mère et moi – c'est ce que fut la vie commune de Roger avec sa femme durant toutes les années précédentes, ni l'univers intime, ni le vécu de Roger puisque par la suite Roger ne s'est jamais confié ni « étendu » sur « ces choses là »...

Ce « tableau familial » tel qu'il nous apparut, si singulier ; devait sans doute être le résultat d'un ensemble de situations et de réalités enchaînées les unes après les autres tout au long des années...

Ainsi découvrîmes nous ce dimanche 10 septembre 1961 à Baraki, un Roger « mal dans sa peau » , assez négligé de sa personne, et « quelque peu dépassé par le évènements ».

Profitant d'un moment où elle put lui parler seul à seul, ma mère lui demanda de venir nous rendre visite dès que possible à Blida, avec Micheline.

Roger « débarqua » à peine quelques jours plus tard, sans sa femme et en compagnie de sa fille... Un après midi de ce mois de septembre alors que j'étais seul avec ma mère dans l'appartement où nous habitions, le 57, au 9ème étage...

Et ce fut le point de départ, ce jour là, d'une « nouvelle histoire »...

De toute manière à cette époque, entre mon père et ma mère, il n'y avait plus de vie commune même si nous demeurions encore tous les trois sous le même toit. Mon père de son côté « avait des vues » ; Roger se trouvait lui même en situation de rupture et ne supportait plus ce qu'il subissait...