UN HOTEL MITEUX A TENIET EL HAD

      A la terrasse de l'hôtel restaurant l'on nous servit le soir de notre arrivée à Laghouat, un monumental couscous avec un vin qui devait sans doute titrer dans les 14 degrés d'alcool. Je me servis une cuillerée de sauce piquante à base de piments verts broyés, une sauce encore bien plus forte que l'harrissa, et j'en eus tout l'intérieur de la bouche en feu, à tel point que ma respiration fut coupée et que mes yeux se mirent à pleurer. Je dus avaler trois verres d'eau pour tenter de “faire passer”. Et je ne sentais plus le goût du couscous. Durant le repas, quelques enfants du pays tout comme à Berrouaghia, vinrent nous tenir compagnie en riant et en nous racontant tout ce qu'ils étaient capables de faire. L'un d'entre eux nous présenta un iguane qu'il maintenait en équilibre sur son bras, avant de le faire grimper jusqu'à son épaule : je regardai palpiter les flancs de l'animal, je vis sa tête de gros lézard et ses yeux énormes, et touchai la peau rugueuse et écaillée.

Ce fut une soirée merveilleuse entre nous et entourés de ces gens du pays, dans cette atmosphère familiale, conviviale et intime, qui favorisait une communication tout à fait exceptionnelle et nous permettait d'échanger des idées, des émotions, des souvenirs... Janette, de toute la magie de sa féminité, semblait exploser de bonheur et ce soir là, elle nous parut transparente et d'une émouvante simplicité... Nous fûmes donc ce soir là, ensemble, vraiment très heureux...

Dans la chaleur de la nuit sous un ciel d'encre criblé d'étoiles, en dépit des quelque 28 ou 30 degrés sans le moindre mouvement d'air, nous n'avions pas une seule goutte de sueur au front parce qu'ici, à la porte du désert, l'air était sec, immobile et totalement pur.

L'on nous déconseilla de poursuivre notre voyage jusqu'à Gardaïa, la prochaine ville située à 200 kilomètres de Laghouat vers le Sud : la piste n'était pas sûre, aux dires des gens du pays. L'Arabe qui tenait l'hôtel nous dit : “Vous allez vous perdre là bas, car au delà des 50 premiers kilomètres sur une route encore à peu près carrossable, vous allez avancer sur une piste au tracé incertain, construite par endroits avec des bouts de tôle, et vous allez vous ensabler. Il vous faudrait un camion militaire ou une jeep. Et si vous tombez en panne, c'est la catastrophe! Il n'y a rien jusqu'à Gardaïa, pas une habitation, et vous ne rencontrerez personne...”

Alors le lendemain matin nous prîmes la décision ensemble, après avoir cependant hésité parce que c'était une occasion qui ne se renouvellerait sans doute jamais, de repartir vers le Nord.

Mais nous ne prîmes pas la même route. Nous suivîmes la route de Tiaret, une ville située dans l' Ouest Algérien, dans les montagnes de l'Ouarsenis à travers les hauts plateaux du Moyen Atlas.

Dès que nous abordâmes les premiers contreforts de l'Ouarsenis, le paysage changea : nous entrâmes dans une région boisée, assez verdoyante, au relief tourmenté. Mais la végétation était à dominante méditérranéenne et nous suivîmes des vallées étroites dans lesquelles s'échelonnaient des villages, et des fermes isolées au milieu de domaines de cultures céréalières, maraîchères ou fruitières lorsque les vallées s'élargissaient. Cette région de l'Ouest Algérien, plus proche du Maroc subissait quelque peu l'influence des masses d'air venues de l'Atlantique.

Avant le soir, parce qu'il n'était pas prudent de traverser cette contrée peu sûre, une fois la nuit tombée, nous fîmes halte dans un village de montagne qui se nommait Téniet – El – Had. Un village très pauvre, habité presque totalement par des Algériens et qui, contrairement à Laghouat, n'était pas particulièrement accueillant. Ici les Européens étaient visiblement peu aimés parce que, tout autour du village dans les usines, les entreprises locales et les domaines agricoles, les patrons étaient de mentalité coloniale. Nous avions également noté une présence plus marquée qu'ailleurs des militaires, des postes de police et de l'armée Française, sans doute parce qu'il y avait ici des intérêts économiques et donc, des richesses à protéger...

L'unique hôtel de cette petite ville était particulièrement miteux, sale, et même dépourvu du confort le plus élémentaire. Le couloir d'entrée autour du bureau , les paliers, l'escalier et l'étage, ainsi que la salle du café restaurant, étaient très bruyants, avec d'incessantes allées venues dans des passages sombres, humides, les cloisons noires de crasse, et des myriades de mouches bourdonnaient de tous côtés, nous assaillant avec insolence et ténacité. La chaleur était lourde, l'air chargé d'humidité et étouffant. Nous étions en sueur, les vêtements imprégnés d'une moiteur qui les rendaient collants et irritants.

L'on nous donna deux chambres minuscules, peu éclairées, meublées de simples étagères en planches crasseuses et poussiéreuses, de lits étroits en fer dont les sommiers métalliques étaient si usés que par endroits des bouts de ferraille rouillée crevaient les matelas tâchés et défoncés. La porte ne fermait même pas à clef tant la serrure était grippée... Et pour se rendre aux WC, quelle expédition périlleuse et traumatisante!

La nuit fut interminable, hantée de cauchemars, chaude et bruyante. Nous entendions sans cesse des éructations, des râles indécents, des claquements de porte, des cris aigus, des rires gras, des discussions animées derrière les cloisons, une musique trépidante... Dans le milieu de la nuit éclata un orage ; un ciel charbonneux et pesant comme une chappe de plomb libéra soudain des cataractes et fut parcouru de toutes parts d'éclairs si terrifiants et si enchevêtrés , que l'on se serait jeté si l'on s'était trouvé perdu sur un rocher solitaire sous la voûte tourmentée et incandescente du ciel, dans la caverne même de l'enfer... Les grondements du tonnerre, les éclatements de la foudre, en canonades, explosions et roulements de houle furieuse, faisaient trembler le sol, les planchers, les murs, l'air, l'hôtel et le village tout entier.

Au matin nous quittâmes l'hôtel sans prendre de petit déjeuner, au soleil revenu. La terre avait tout bu.

En attendant que Janette nous rejoigne, alors que nous étions près de la voiture, ma mère avait déclaré à mon père : “Est-ce que tu te rends compte, Jean Paul, dans quel guêpier tu as amené ta nièce? Une fille si chic, si délicate, si sensible et si élégante non seulement dans sa mise mais dans sa manière d'être? Savais-tu au moins qu'ici dans ce coin pourri de l'Ouarsenis, les willayas tenaient le pays? Tu es vraiment inconscient et l'on peut dire que nous avons eu une sacrée chance de ne pas tomber dans une embuscade!”

En quittant Téniet – El – Had nous dûmes passer par un défilé afin de franchir l'Atlas tellien ; puis par la route venant d'Oran, traversant une région au relief peu marqué, assez verdoyante, le long de la chaîne de l'Atlas, nous atteignîmes en fin de journée au pied des monts de Cherchell, la plaine de la Mitidja, puis enfin Blida.

Ainsi avions nous désormais un aperçu de ce que pouvait être l'Algérie avec ses paysages et ses populations, du moins en sa partie centrale. Ce pays est immense : trois fois la superficie de la France, avec Alger au nord à 36 degrés de latitude, et sa pointe la plus méridionale au sud par 18 degrés de latitude en dessous du tropique du Cancer... Après Laghouat, il faut encore parcourir plus de 2000 kilomètres pour arriver au Niger. La population de l'Algérie avant l'indépendance, était de 1 200 000 Européens et de de 14 millions d'Algériens d'origines, de peuples, d'histoire , de moeurs et de cultures diverses... Mais 90% de l'ensemble de ces populations était concentré dans les villes du Nord et les plaines du littoral méditérranéen.