L'OPTIMISME LEGENDAIRE ET EMOUVANT DE NOTRE AMI TAHAR...

    Nous étions, Ould Ruis et moi dans cette classe de 6ème au lycée Duveyrier à Blida, quelque peu « concurrencés » par Trianon, ce gros garçon joufflu toujours impeccablement vêtu, fils de famille aisée, travailleur, intelligent et qui dans toutes les classes où nous occupions les mêmes bancs, les uns et les autres, ne se plaçait qu’au tout premier rang…
Je le revois encore ce Trianon, retirant lentement un cahier de son beau cartable en cuir noir et posant délicatement son stylo plume sur le pupitre… L’on eût dit que du plus profond de  ses yeux sérieux et embués, il « buvait » le visage du professeur… Mais le plus souvent, lorsque apparaissait le paquet de copies de la composition trimestrielle sur le bureau du professeur, nous ne reconnaissions sur la toute première copie, l’écriture soigneusement calligraphiée de Trianon, qu’en mathématiques, histoire ou latin… Dans les autres matières et en particulier en composition Française, Ould Ruis et moi nous le « battions » d’assez loin…
Tout au fond de la classe dans chaque cours au dernier banc, celui qui était le plus sculpté de graffitis, le plus noir et le plus creusé ; se tenait Tahar, un fils de riches commerçants Algériens… Ce Tahar était comme on dit un « cas »… Un grand garçon très maigre à la peau claire et aux cheveux frisés très noirs, un peu « innocent » dans son genre, d’un optimisme perpétuel à « couper le souffle »… Cancre de la classe, il n’obtenait que des 1 ou des 2 à toutes les compositions et se moquait de tout. Les évènements, autant ceux du lycée que ceux du dehors aussi dramatiques fussent-ils, ne semblaient avoir aucune prise sur lui, sur son optimisme absolument « légendaire ». Totalement déconnecté des réalités de la vie quotidienne, ne participant à aucune de nos activités, se déplaçant toujours sans bruit comme s’il glissait sur un tapis volant, il arrivait en classe sans cartable, les mains enfoncées dans ses poches et sifflotant tel un oiseau exotique… Il était aussi gentil qu’innocent et aurait donné sa chemise si on le lui avait demandé!
J’aimais beaucoup Tahar parce qu’il me faisait rire, tournant tout en dérision à la moindre occasion se présentant.
En classe de dessin par exemple avec monsieur Plas qui était très formaliste et très technique, Tahar n’avait rien trouvé de mieux lors d’un cours théorique sur les couleurs primaires, que d’imbiber son pinceau de jaune, de rouge et de bleu puis de barbouiller de traits, de spirales, de ronds et d’ondulations, une feuille de papier froissée et sale en s’écriant tout haut, bien distinctement afin que toute la classe l’entende, et levant sa feuille : « ça c’est du secondaire! »
En cours d’Anglais il était arrivé un jour avec des pois chiches dans un sachet. Sachant qu’il allait être interrogé il porta à sa bouche une poignée de petits pois. Le professeur lui posa une question. Essayant de simuler les sons anglais la bouche encombrée, Tahar éclata de rire et les pois chiches volèrent devant lui, mitraillant les camarades assis devant lui. Il déclara ensuite : « pour parler anglais il faut avoir la bouche pleine de pois chiches »…
En composition de sciences naturelles notre professeur, une jeune femme très gentille que nous ne chahutions cependant jamais tant nous avions du plaisir à regarder sa taille, ses jambes, sa poitrine et ses épaules, nous donna comme sujet de composition au second trimestre : le pigeon…
Pendant qu’Ould Ruis et Sembic esquissaient une coupe parfaite du pigeon, mentionnant tous les détails de l’anatomie, du tube digestif… Tahar lui, mordillait son crayon et soufflait sur les mouches. Il rendit sa copie presque blanche. Après l’annonce des résultats, la prof nous lut ce que Tahar avait écrit  : « le pigeon a un bec, il pond des oeufs ». 1/20 pour cette seule phrase écrite presque sans faute… Tahar avait répliqué « mais madame, vous voulez tout de même pas que le pigeon il se fasse sucer la queue par des petits pigeonneaux qui seraient sortis de son trou de bale »!
L’on ne pouvait pas être méchant envers Tahar. D’ailleurs il n’était jamais collé et aucun Européen à ma connaissance, ne l’a jamais traité de « sale bicot » ou de « bougnoule »…
Il arrivait le matin au lycée, les poches de pantalon et de veste emplies de toutes sortes de bonbons de chez son père qui tenait un bazar hétéroclite, distribuait sans compter des friandises à tout le monde…