LA BARRE DE FER

    Le 5 octobre 1959, un lundi matin je fis mon entrée au lycée Duveyrier à Blida en classe de 6ème A2.
Nous étions 37 élèves dans cette classe de 6ème, très majoritairement des Européens de différents milieux sociaux. Je réalisai très vite que j’entrai là dans un univers féroce, inhospitalier ; domaine de violence, de délation et de racisme…
Et ce monde là, d’adolescents et de jeunes dans ce lycée, me parut encore plus impitoyable que le monde du lycée Carnot à Tunis…
Mes parents m’y avaient inscrit demi pensionnaire. Au réfectoire nous étions regroupés par tables de 10 et la nourriture était infecte et puante, le vacarme infernal et permanent…
Ce réfectoire était divisé en deux salles de 6 tables : la salle des Européens et celle des Algériens qui eux, ne mangeaient pas de cochon… Mais dans les cours de récréation réparties selon les tranches d’âge des élèves, nous étions tous mélangés. Les pions tout comme les profs d’ailleurs, étaient pour la plupart des « peaux de vache » et ici ne pleuvaient pas sur les doigts les coups de règle mais les colles pour un oui ou pour un non… Deux heures le jeudi matin de 8h à 10h, ou quatre heures jusqu’à midi… parfois même en cas de cumul ou de grosse bêtise, six, huit heures soit le jeudi tout entier jusqu’à six heures du soir… L’on pouvait même être « collé » le dimanche matin jusqu’à midi!
Le surveillant général distribuait les bulletins de colle à faire signer par les parents,  le mercredi matin dans les classes. A chaque entrée dans la classe du surveillant général, nous constations l’épaisseur du paquet de colles tenu à la main.
Les pions et les profs nous appelaient uniquement par nos noms de famille et nous disaient « vous »… Les relations étaient très dépersonnalisées, sèches, brutales ou d’une politesse obséquieuse ce qui me « gonflait souverainement »… Tout le monde me balançait du « Monsieur Sembic » à tour de bras… Je fus très vite repéré, autant par les profs que par les pions ou que par mes camarades, à cause de mon caractère rebelle, contestataire et « mauvais coucheur »… Je mis au point un « système » afin d’éviter autant que possible ces « colles » qui pleuvaient à tout propos : je faisais l’innocent, le bête, celui qui ne comprend rien, n’a rien vu ni entendu et « laissai passer l’orage » et les aboiements de la meute déchaînée… Il me venait alors l’un de ces regards perdus comme lorsque l’on va pleurer et la colle ne tombait pas. Cela marchait, disons, trois fois sur quatre!
Par contre aux récréations ou à la sortie du lycée quand j’avais eu des différents ou que je méditais une vengeance, je montais des guets-apens et fondais sur le dos du « salaud », tapais de toutes mes forces sans laisser à l’autre le temps de réagir… Que ce « salaud » fût un Arabe, un « Pied Noir » ou un « Pathos » peu m’importait!
Ces altercations se terminaient parfois fort mal et nécessitaient l’intervention de témoins ou de parents dans la rue en face du lycée. Combien de fois suis-je revenu à la maison avec des bosses, des bleus et des coupures!
Il arrivait aussi que deux ou trois jours après l’attaque surprise, je sois attendu par une bande constituée de cinq ou six copains de la « victime » à la sortie du lycée… Alors s’ensuivait une course à pied en laquelle j’excellais, de trois kilomètres jusqu’à Montpensier, la cité où nous habitions. Au début de la course ils me talonnaient et je recevais des cailloux mais au bout d’un kilomètre je les « crevais » tous et ils abandonnaient la course…
Ma réputation au lycée Duveyrier à Blida fut vite établie… Je passais pour le « chou blanc ». Ma « vision du monde », mon comportement, le peu de souci que j’avais des règles communes et de tout ce qui se racontait dans un sens ou dans un autre, tout cela m’exposait aux tracasseries, aux méchancetés, aux moqueries et l’on n’arrêtait pas de « m’emmerder »… Cette situation dura tout un trimestre jusqu’au jour où je coursai, brandissant une barre de fer, deux « grands » de seconde dans la cour d’honneur du lycée sous les fenêtres de l’appartement du proviseur, monsieur Chevallier. Pions, profs, ainsi qu’une multitude d’élèves de toutes classes s’étaient regroupés pour assister à ce spectacle hors du commun. Personne je crois bien n’avait compris ma détermination et ma rage. Ils semblaient tous persuadés que j’allais me dégonfler, me couvrir de ridicule puis encaisser bien évidemment les huit heures de colle qui m’attendaient et sans doute une exclusion du lycée… Aussi continuèrent-ils tous, pions, élèves et profs, à me provoquer et me houspiller. Cependant j’attaquai mon 4ème tour de la cour d’honneur et déjà je talonnai les deux « grands », levant haut la barre de fer et prêt à taper, à leur faire « péter le crâne »! J’en atteins un à hauteur des reins, qui s’effondra en hurlant de douleur et allai lui démolir la tête lorsque je fus aussitôt ceinturé par deux costauds. La barre de fer déséquilibrée retomba au sol.
La violence totale, brutale et absolue, lorsqu’elle explose telle une bombe et que l’on n’attendait pas qu’elle puisse se manifester à ce degré là… A le pouvoir de tout « vitrifier » autour de son impact… C’ est-ce  qui se passa. Monsieur Chevallier me consigna dans son bureau jusqu’à la fin des cours, me laissant assis, prostré, livide et tout tremblant de cette violence qui m’avait vidé… Il ne m’accorda ni un regard, ni un mot et cela durant des heures… A la fin de la journée avant de refermer la porte de son bureau, il me lança très brutalement en me regardant dans les yeux « Allez, fous-moi le camp d’ici! »…
A ma grande surprise je ne fus ni collé ni renvoyé… Et l’on me fouta désormais une paix royale et j’eus enfin quelques copains Arabes, Pieds Noirs et Pathos…