LA LETTRE INACHEVEE

    Dans le bureau     de mon père, à l’intérieur d’un tiroir contenant photos, factures, notes diverses, papiers et documents ; ma mère aperçut une enveloppe jaune assez épaisse de papier kraft, ouverte… Quelques feuillets d’une écriture serrée apparurent : ma mère vit que ces feuillets étaient écrits par mon père et que visiblement ils constituaient les pages d’une lettre inachevée…
« Ma chérie »… Trois lignes suffirent pour que ma mère identifie la femme à laquelle était destinée cette lettre. La dernière « histoire » de Cahors, celle qui avait laissé le plus de traces…
Ces feuillets d’une écriture hâtive, fine et serrée n’en finissaient plus de confier des états d’âme et des confidences ; mon père étant cependant un homme pudique et discret. Dans cette lettre il faisait part de ses interrogations, de ses espérances, de ses projets et ce qu’il écrivait était émouvant. Cette lettre était plus qu’une lettre d’amour: mon père l’avait écrite du plus profond de son âme et de ce qu’il ressentait dans sa vie.
Pour ma mère ce fut un choc très brutal, une désillusion absolue, que de lire cette lettre…
Lorsque nous habitions à Cahors ma mère connaissant cette femme avait déclaré : « Elle ne le vaut pas, ne le comprend pas, n’a pas sa sensibilité ».
Ma mère, « large d’idées » et si généreuse, ne voyait ou ne voulait voir que le « bon côté » des gens et elle n’avait pas un « sens critique » très développé. Mais elle « voyait juste » avec les yeux de son cœur et de son esprit.
J’avais d’ailleurs moi-même trouvé cette femme trop sensuelle, trop maternelle ; intelligente certes, mais sans cette sensibilité qui était celle de mon père. Je n’aimais pas sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle me semblait sans romantisme et peu délicate.
 Qu’un homme tel que mon père eût pu confier ses états d’âme, exprimer le meilleur et le plus vrai de lui-même par écrit à cette femme, cela était bien pire pour ma mère, qu’une « coucherie » même cent fois renouvelée.
Je n’ai pas connu dans ma vie d’êtres pouvant à ce point s’accorder et se désaccorder comme ma mère et mon père… Etait-ce parce que, dans la ressemblance qui était la leur, l’un et l’autre, se creusait-il parfois entre eux un abîme de solitude et de « mal être »? Comme si dans une histoire plus ancienne que leur vie, ils avaient été des amants de légendes disloqués dans leur solitude, irréconciliables par ce qui les séparait, puis s’étaient retrouvés et reconnus dans une nouvelle expérience, pour le meilleur et pour le pire, dans un village des Landes à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Tous deux étaient des idéalistes chacun à sa manière ; avec de part et d’autre cette vie intérieure si riche.
En quelque sorte ma mère reconnaissait dans la lettre inachevée de mon père, sa propre solitude, son propre désarroi. Elle prit conscience que jamais vraiment elle ne s’était « donnée » à mon père et que lui non plus ne lui avait jamais confié ce qui vivait en lui, du moins pas totalement… Et c’ est-ce qui la bouleversait le plus.   
Peut-être mon père éprouvait-il le besoin de découvrir ce qui pouvait être différent de lui en une femme, et qui pouvait donc l’attirer ; lui faisant ainsi prendre le risque de ne pas être compris de cette femme.
Nous ressentons parfois cet étrange et irrésistible besoin d’exprimer ce qui vit en nous, avec l’espoir insensé d’atteindre l’autre au plus profond de lui-même, cet autre si différent de ce que l’on est soi même et qui peut-être… Nous découvrira, nous comprendra et nous aimera…
Ma mère tout au long de son existence n’a jamais cessé dans chacune des périodes vécues dans sa vie et cela dans la diversité des situations et des évènements, de passer du bleu au noir aussi rapidement que le temps d’une respiration…
    Je me souviens de cette femme que mon père fréquentait à Cahors…
Un jeudi après midi, un jour de pluie, mon père m’avait dit : « viens avec moi, je t’amène chez une dame et pendant que je serai occupé avec elle, tu travailleras à tes devoirs d’école ».
Les présentations furent très rapides. Lorsque je la vis, elle, nulle magie ne me conquit: elle m’apparut débraillée, revêtue d’une robe de chambre pelucheuse et froissée, coiffée en boucles torsadées et ne me plut point…
Mon père me fit asseoir devant la table de la cuisine, posa devant moi quelques feuilles de papier blanc ainsi que l’énoncé de deux problèmes d’arithmétique. C’était  illui qui les avait « inventés »,  les deux problèmes!
De toute manière mon père « inventait » tout : mes devoirs de vacances, mes sujets de rédaction, mes dictées… Et cela avait commencé l’année de ma « douzième » au « petit lycée » Gambetta à Cahors en 1954... Mon père me prenait à califourchon sur la barre de son vélo, se rendant à son bureau des PTT et me conduisant au passage à l’école… Je l’entendais derrière moi, m’interroger « 2 plus 2 ça fait combien? »
J’étais tellement paralysé, saisi par l’intonation de la voix de mon père que j’en demeurais comme « deux ronds de pommes frites fendus et béants dans le fond de la casserole »… Le calcul mental, l’arithmétique, c’était pour moi l’horreur! Et mon père ne le savait que trop!
Les problèmes ce jour là, chez la dame, étaient ardus. Ils exigeaient du raisonnement et de la réflexion. Et par la fenêtre tout était gris, sale, mouillé et silencieux. Je « planchai » donc, plus de deux heures durant et ne trouvant pas évidemment, la solution. De temps à autre je jetai un coup d’œil sur cette porte toujours fermée, de la chambre où s’étaient enfermés mon père et la dame…
    
    Un jeudi après midi du printemps de 1958, alors qu’ André nous avait amenés ma mère et moi au Belvédère ; le long d’une de ces terrasses en corniche dominant la ville, selon la tournure que prirent les évènements entre maman et André ; je compris que ma mère avait cette fois décidé qu’elle ne pleurerait plus jamais à cause de mon père… Et qu’elle allait désormais défendre sa vie, cette vie qui était en elle depuis son enfance…
C’est ainsi que « l’histoire » avec André a commencé… Au-delà de cette « frontière » imprécise entre deux « territoires » : celui de l’innocence et de la candeur de deux enfants dans une relation de très tendre amitié ; et celui du jeu amoureux de ces mêmes enfants devenus adultes et responsables de leur destin… Et c’est bien cette « frontière » là qui est toujours aussi insaisissable, entre deux êtres qui se cherchent jusqu’à ce moment précis où tout juste dans l’instant d’avant l’on était encore de « l’autre côté »… Le côté où  il n’y avait rien…

    Après avoir achevé la lecture de la lettre, bouleversée à l’extrême mais conservant cette fois là son sang froid et maîtrisant son émotion, ma mère replia soigneusement les feuillets et les replaça dans l’enveloppe qu’elle glissa au milieu des autres papiers dans le tiroir. Il ne fallait surtout pas « faire une scène » ni traîner dans la salissure et la vulgarité ce qui était inviolable, et si intime, si personnel…
Ma mère n’en aima que davantage encore mon père mais elle en souffrit si fort qu’elle sentit que « quelque chose devait changer en elle » et qu’elle commence à envisager qu’au-delà de ces années passées avec mon père, elle pouvait avoir un avenir à elle, un avenir qui ne serait plus dépendant de ce qu’elle vivait avec mon père…