Nous devions nous embarquer dans un gros avion –Mais était-ce réellement un avion ? –Pour un pays mystérieux et lointain –Mais quel pays ? –De la Terre ou d’ailleurs ? –D’au-delà de l’univers connu ?

 Nous marchions en rangs serrés, mes compagnons et moi-même au milieu d’une foule de personnages étranges qui ne semblaient être d’aucun pays particulier, d’aucune origine proche ou lointaine. Tous ces gens s’exprimaient entre eux dans des langages qui étaient comme des cris d’oiseaux aux modulations et aux tonalités aussi diverses que les musiques des pays de la Terre.

 Je ne connaissais ni les compagnons qui faisaient partie de mon groupe et en la présence des quels je me sentais en grande convivialité, ni les autres personnages si nombreux de la foule avançant en rangs serrés comme des prisonniers enchaînés mais sans gardiens et sans entraves.

Au bout de plusieurs jours de marche sous un soleil éclatant et un ciel d’un bleu absolu dans un paysage immense à l’horizon indéfini, sans arbres, sans maisons, sans rivières mais qui n’était cependant pas un désert, nous parvîmes dans une cité inanimée et silencieuse, vidée de la totalité de ses habitants ; et là nous fûmes parqués à même le sol.

S’il y avait des gardiens pour nous diriger, nous accompagner et organiser notre étrange transfert vers une destination inconnue, nous ne vîmes jamais ces personnages ni aux côtés de nos rangs ni devant nous ni derrière ni nulle part. Nous savions seulement que nous devions monter dans un gros avion.

 Sur la plus grande place de la cité, aussi vaste qu’une dizaine de terrains de sport réunis, nous fûmes séparés en divers groupes. J’eus l’immense satisfaction de me retrouver avec les mêmes compagnons de marche depuis le premier de ces jours si bleus. Nous formions alors un groupe d’une vingtaine de personnes, hommes, femmes et enfants et, sans que nous pûmes savoir ce que devinrent les autres gens de l’immense foule… D’exilés ou d’émigrants…

Nous fûmes dirigés vers un aérodrome dont le sol était en terre battue. Mais c’est à peine si deux ou trois petits « coucous » datant d’une époque « antédiluvienne », jonchaient tels de pesants insectes métalliques couchés sur le ventre, une piste imprécise en grande partie effacée dans une poussière couleur de brique. Il y avait là, tout près de l’aérodrome, un bâtiment de poste, reconnaissable à son signe identificateur : un oiseau bleu sur une bande jaune au dessus de la porte d’entrée et des fenêtres à barreaux.

 Nous étions tous, chacun d’entre nous, munis d’une longue lettre manuscrite qui sans doute devait être destinée à nos familles, mais aucun de nous ne se souvenait avoir lui-même écrit de lettre. Alors que je dépliais ma lettre afin de la lire, un énorme chat tigré, surgi de nulle part, se précipita vers moi, s’enroula autour de mes jambes et se mit à miauler longuement, me tenant ainsi une conversation qui me paraissait émouvante, comme si une vie entière m’était racontée, criée, scandée, hachée par une respiration irrégulière, un chagrin étouffé ou une espérance folle d’enfant perdu au milieu d’étrangers indifférents. Ce plantureux et volumineux minou ne cessait de quérir des « mamours » et des caresses que, dans un premier temps j’étais disposé à prodiguer mais qui très vite me mirent dans un grand embarras car nous approchions inexorablement du bureau de poste dont la porte déjà s’ouvrait. Les premiers d’entre nous parvenus devant la porte ouverte s’engouffrèrent en hâte et se serrèrent près d’un long comptoir, ménageant ainsi un espace pour ceux qui suivaient derrière. Je fus le dernier à pénétrer et aussitôt refermai la porte afin que le gros chat ne me suive pas. Mais l’animal gratta le bas de la porte et miaula longuement.

 C’est alors que l’un de mes compagnons inconnus m’interpella avec les mots de la langue que je parlais : « Laisse le donc entrer, prend le avec toi, il représente peut-être quelqu’un que, dans une vie passée, tu as beaucoup aimé et qui te reconnaît ». J’entrouvris donc la porte et le chat se précipita vers moi puis se coucha devant mes pieds.

 L’employé du bureau de poste rassembla les lettres ; un grondement dont on ne savait s’il venait du ciel ou de la terre fit trembler les vitres, s’amplifia tel un roulement de séisme de forte magnitude, et parut comme un astre métallique au long fuselage gris lumineux constellé de cercles de verre ce gros avion surgi du milieu du ciel. Et l’avion amorçant sa descente ouvrit sur chacun de ses flancs une porte par laquelle tomba une échelle très large de grosse corde.

 Enfin l’avion s’immobilisa à quelques mètres au dessus du sol et l’extrémité de l’échelle toucha le sable rouge. Nous fûmes vingt humains et un animal à pénétrer dans l’avion. Aucun membre d’équipage ne nous accueillit et nous prîmes place, assis à même le plancher métallique, sans bagages puisque nous n’en avions pas depuis notre départ, mais sans la moindre peur ou inquiétude en face d’un avenir dont nous n’avions pas idée, unis les uns aux autres en une étrange et intense relation, tels des fœtus reliés entre eux dans le même ventre maternel.

 Le gros chat tigré ne miaulait plus, il s’était endormi entre mes jambes et semblait ronronner de tous ses rêves de félin dont les plus anciens bruissaient de toutes ces voix d’une femme que je reconnus enfin.

L’avion prit de la hauteur, se noya dans le ciel océan, nous ne revîmes jamais ces paysages sans arbres, sans maisons et sans rivières à la terre couleur de brique, ni ce ciel d’un bleu absolu, ni l’éclat de ce soleil qui ne nous avait pas aveuglé, ni aucune cité ni aucun être de ce monde dont nous ne savions si nous le quittions ou non… Alors commença un exil sans solitude.