…Mais dans le métro, ça se voit pas que t’as qu’un vélo. Surtout si tu sors de chez le coiffeur, que t’as de belles fringues et que t’as pas les yeux dans les godaces.

Y’en a une là, tout près de moi, elle arrête pas de se bouffer les ongles.

 Elle a un visage typé. Habillée d’un manteau léger à très grand col, ouvert sur une robe noire à volants, elle me plait.

Il y a quelque chose de maladif dans son regard. Un regard inquiet, un regard qui souffre, un regard nerveux.

Une fille chic qui a l’air d’avoir passé la nuit dehors.

 Jamais je n’ai encore vu une fille se ronger les ongles de cette façon. Elle se bouffe les ongles, les doigts même, avec autant de rage que d’élégance.

Je devais changer à la gare d’ Austerlitz. On est debout, tous les deux, l’un en face de l’autre.

 L’une de ses mains, celle dont elle cesse de triturer le bout des doigts, serre la barre d’appui.

 Ma main gauche glisse sur la barre.

Léger effleurement de doigts.

Nos regards se croisent.

 Son sourire est crispé.

Ses yeux noirs.

Son visage soudain délivré dans la lumière vive de cette nuit d’après midi.

 Je sens ces épluchures d’elle, comme éclaboussées de ses doigts meurtris, cette intimité à nulle autre pareille et dont je perçois les transes, qui emplit cet espace de silence entre nous.

 Quel moment ! Quelle piqûre d’héroïne !

Gare d’ Austerlitz. Je ne descend pas.

Je suis cette fille, jusqu’où ?

Je ne sais pas.

Trois musiciens de tunnels de métro s’installent au milieu de la rame.

Saxo, trompette et guitare.

Ils improvisent. Un air de jazz, un vrai régal. Ça décoiffe.

 Au Châtelet, changement de décor… Enfin presque ! Les pubs sont les mêmes partout.

Dans la foule qui se sépare en plusieurs branches je perds ma piqûre d’héroïne en robe à volants. Mais je la retrouve dans une rame de RER en direction de la Défense. Assise en face de moi, ravageant de ses dents blanches le bout de ses doigts, avec son regard crasse jeté sur moi tout entier, je la dévore, je l’extrace, je la rêve les volets clos dans une chambre d’hôtel anonyme, offerte toute habillée et tendue d’un silence qui hurle de joie…

Auber. C’est fini.

 Nous ne nous reverrons plus jamais. Elle disparaît dans ces artères noires de globules en blousons ou anoraks.

De fée aux doigts de lépreux, elle se fait globule en manteau bleu aspiré vers ce cœur de la ville dont les oreillettes et les ventricules ne cessent de se diviser en segments d’existence.

Je ne la retrouverai jamais, dans aucun segment d’existence.

 Elle a disparu parce que j’ai cessé de la suivre.

J’ai pas de carnet pour noter.

Je n’ai que le souvenir.

Ça fait du bien, de tout son visage et de tout son regard, de balancer son écriture sans papier et sans crayon, comme ça, en toute spontanéité, du fond de ses tripes, à une fille qui te plait… ou un regard jeté sur toi.

 De se poser ainsi, tel un nuage transparent, sur un petit bout de ciel bleu, d’extracer ce regard de l’autre, inconnu mais devenu si proche…

L’écriture est avant tout un espace de liberté. Et dans cet espace là, plus besoin de crayon, ni même de mots.

 C’est le souvenir qui va faire pousser les mots.

 Dans l’instant, cet instant de l’autre que tu vis et que tu traverses, les mots ne viennent pas. Ils ne sont pas encore nés. Mais ils existent.

Je les touche de cette écriture de moi qui n’est pas encore née, ces visages de filles, de femmes, d’enfants et toutes ces silhouettes perçues, croisés dans la brume, la nuit, le hall d’une gare ou dans la lumière dorée d’une fin d’après midi…