...Vers deux heures de la nuit, en chemisette blanche ouverte sur sa poitrine, pantalon noir très serré, espadrilles aux pieds, Eridan poussa hardiment les deux battants de la porte du " Sagittaire ", une petite boîte très chic, très intime, de la banlieue d' Enizola, où l'on ne jouait que du " Swan", la musique préférée d' Eridan.

Il salua le portier, d'un léger coup sur l'épaule, tel un vieil habitué, puis se propulsa dans la salle au plafond bas. Des couples enlacés, des filles très belles se tenaient assis sur des banquettes. Des rires légers et des exclamations assez drôles fusaient de partout.

Le swan, une musique communicative et explosive dans ses élans, dominait, enivrante et mystérieuse dans ses silences. Les visages se tendaient dans une relation intime, sans avenir mais d'une liberté absolue.

Tout cela coulait d'un seul jet et s’inscrivait dans la mémoire d'Eridan, activait son ivresse intérieure. Dans la réalité incommunicable de son être, il se sentait vierge de tout ce que les apparences apprivoisent et subtilisent.

Il s'assit au beau milieu d'un groupe au sein duquel il fut immédiatement accueilli, avec enthousiasme, comme c'était la règle dans les boîtes de ce genre, à Enizola. Il ne dansa pas, ne prit aucune fille dans ses bras, mais il éclaboussa de tous ses yeux une assistance soudainement interpellée, déversa, de toute l'inspiration de ses mots à lui, de ses mimiques et de ses expressions, de ses commentaires acides, incongrus et terriblement drôles, son inépuisable énergie communicative.

Il raconta bien sûr, quelques bêtises car, en ce domaine, il était un peu " spécialiste ", trop parfois. Il but quelques cocktails assez corsés, observa beaucoup, s'imprégna de l' atmosphère, éprouva très fort en lui une conscience aiguë du bonheur, un bonheur fugace, certes, mais cette conscience très vive du bien-être éprouvé était cependant liée à l'existence de tous les participants de cette soirée.

Eridan se souciait fort peu de l'image qu'il pouvait donner de lui-même, image qui, selon lui, n'était que celle que les autres se faisaient de lui.

Il avait son idée sur la Féminité, sur la relation s'établissant entre une fille et un garçon, et, au delà de ce jeu amoureux si habituel, il sentait en lui la nécessité de vivre dans l'essence même, dans l'unicité, dans l'authenticité de cette relation, d'en éprouver l'instant vécu en marge du temps, de l'espace, du lieu et de l'illusion des apparences.

Parfois, en plaisantant, entre copains, il disait : " Dès que tu commences à te frotter à une fille, tu deviens comme un ballon de gosse, un de ces ballons de fête gonflé à l'hélium et s'élevant, une fois lâché, au dessus-des manèges et des étalages de forains. Mais le ballon, en fait, c'est toi qui le gonfle, avec l'air de tes poumons : il enfle démesurément, se tend à l'extrême, et puis, très vite, trop vite, d'un seul coup, il éclate, il devient un ridicule petit bout de caoutchouc froissé entre tes doigts, il pend, lamentable, inutile, sans autre avenir que l'autre ballon qui va lui succéder. Alors tu te retrouves en face de ta solitude, de tes limites, de tout ce qui te conditionne et ne te libère jamais de toi-même.

Tu n'es plus alors qu'un gland tombé à terre, et ce grand chêne, avec ses immenses et si nombreuses branches, dont tu t'es détaché, c'est le monde qui t'a porté, et auquel tu vas, toi aussi, donner naissance, parce que c'est dans l'ordre des choses... Moi, je voudrais que le ballon, il puisse toujours rester gonflé à bloc, qu'il n'éclate jamais, et qu'en même temps il ne cesse, sans se dégonfler, de donner aux enfants, aux filles, à tout le monde, tout ce qu'il contient ".

Eridan, pour corser quelque peu ses propos, rajoutait : " Le jour où je serai capable de bander 24 heures sur 24, alors ce jour-là, peut-être, je me marierai... "

     Vers sept heures, ce matin du 1-636-7-ER-4, sur la plage d' Albani, le soleil montait au-dessus de l' océan. En face, à quelque quatre ou cinq heures d'Aéroglisseur, c'était l'étroite bande côtière de Sara et Véramila, tout le long de la chaîne du Dragon d' Argent, au pays des Atalantes.

 Sans doute, Eridan essayerait-il d'aller jusque là, mais par l'ouest, et ce serait là sa rupture, au risque de perdre sa vie dans cette aventure.

Avant de se lancer sur la route du Nord, le long de la côte Enizolienne, il se rendit boulevard du Cygne, près de la Porte d' Orion, chez sa logeuse, madame Alcibiade, âgée de 104 ans. C'est là qu'il vivait depuis deux ans, dans une chambre meublée de cette petite maison appartenant à la vieille dame. Il la surprit alors qu'elle préparait le café.

 La brave dame, encore très alerte, très vive d'esprit et de coeur, lisait le journal local sans lunettes, effectuait toutes sortes de bricolages et de petits travaux domestiques, allait dans les magasins, marchait de longues heures dans le parc Bételgeuse, passait des soirées dans les cinémas du quartier, ou même dans les bistrots, s'habillait de vêtements clairs, bien coupés, elle avait une taille de guêpe, un visage typé, anguleux, un magnifique regard bleu et rieur. Il n'y avait pas un seul fil d'argent dans ses cheveux gris foncé qui ondulaient jusque sur ses épaules et flamboyaient d'éclats métalliques. De près, elle paraissait à peine âgée de 80 ans.

-- Bonjour, madame Alcibiade, je pars ce matin même. Je viens vous régler le loyer de la chambre pour deux ans d'avance, parce que je pense la reprendre à mon retour, et la faire occuper occasionnellement pendant mon voyage par des amis de mes parents, des connaissances, quelques uns de mes camarades de passage à Enizola. J'ai rassemblé tout mon bazar dans trois gros cartons, j'ai tout mis à la cave, nettoyé la chambre.

 -- Mais, mon petit, dans deux ans je serai morte !

 -- Eh, mamilla, racontez pas de salades, ça fait bien 20 ans que vous n'arrêtez pas de seriner dans tout le quartier et jusqu'à l'autre bout d' Enizola que vous allez crever la bouche ouverte sur de vieux rêves figés ; moi j'y crois pas. Une femme comme vous ! Avec une silhouette de jeune fille, de si beaux cheveux, un visage qui fait retrouver sans beaucoup d'efforts celui de vos trente ans, oui, une femme comme vous, c'est du coriace ! Et en plus, vous ne prenez jamais de médicaments...

-- C'est gentil ce que tu me dis là, Eridan, mais vois-tu, ce qui me pèse le plus, en fait, c'est la solitude, la solitude peuplée de tous ces visages que je vois autour de moi. Les autres vieillards, ils ont vingt, trente ans de moins que moi, je ne peux plus faire un pas devant moi sans rencontrer une génération d'écart, et ceux de mon temps, je les ai tous vus partir. Alors, d'un seul coup, madame Alcibiade, il faudrait que je vieillisse jusqu' à l'extrême usure, comme cela, en une nuit, et peut-être bien qu'on tomberait amoureux, avec des lèvres froides et une très drôle et très étrange idée de l'amour !