C’était un jeune marié… Un jeune marié poète et philosophe…

 Il lui sembla que lors de cet évènement qui était celui de son mariage, le lendemain dimanche donc, dans sa maison où se trouvaient réunis ses amis ainsi que les deux familles, la sienne et celle de sa femme ; qu’il pouvait envisager devant l’assistance, une trentaine de personnes environ, de déclamer l’un de ses derniers textes…

La mère Tamponne, une voisine sur laquelle on avait compté pour assurer le service, une grosse femme accorte, truculente dans ses propos, au vocabulaire imagé, assez leste dans ses plaisanteries… et peu encline à la littérature et à la poésie ; venait de débarrasser la table et allait présenter le dessert, un immense gâteau, son « œuvre » à elle, une sorte de pièce montée architecturée comme un château arrondi tel que les enfants sur le sable mouillé d’une plage en construisaient…

Le « Parrain », l’homme le plus en vue de l’assistance, sans aucun doute pour son charisme et son caractère de « bon vivant », avait débouché les bouteilles de champagne et emplissait les verres alignés…

Les jeunes et jolies cousines, dans leurs robes affriolantes, puis la « Mamy » toute droite dans son tailleur fleuri, se levèrent et « mitraillèrent » de flashs, le plantureux gâteau fièrement arboré à bout de bras par la mère Tamponne… suivie de l’un des quatorze chats de sa maison, un magnifique mâle siamois qui venait de s’agripper à son jupon.

La mère Tamponne posa le gâteau au milieu de la table et invectiva son polisson de matou qui, de ses dents et de ses griffes, s’acharnait sur le bas du jupon. Elle le prit sans ménagement dans ses bras, et devant tous les visages ébahis, souleva avec ses doigts la queue du chat, exhiba et pétrit les « boules »… « Voyez moi ça, les amis ! En voilà une belle paire de roupettes ! »

Il y eut un silence. Même le « Parrain » ne trouva rien à répondre. Puis les cousines s’étouffèrent de rire et la « Mamy » se rassit, « bataillant » avec deux ou trois touches de son appareil photo car dans son « mitraillage » elle avait pris la mère Tamponne soulevant la queue de son chat…

L’on découpa le gâteau, l’on trinqua et les conversations s’entrecroisèrent entre des personnes qui n’étaient pas assises les unes à côté des autres…

 Puis le « Parrain » tout à coup, réclama le silence et déclara : « Je crois que le jeune marié a quelque chose à nous lire ».

Aussitôt les visages se tournèrent vers Yves qui, debout, venait d’extraire de l’une de ses poches, quelques feuillets pliés…

 Dans son costard formaté acheté en « grande surface commerciale », et ses feuillets d’écolier à la main, il se sentit, notre « poète philosophe », à ce moment là, un peu ridicule. Néanmoins, il parvint à lire d’une voix égale, et sans émotion trop extériorisée, son texte qui, tout de même, couvrait huit pages de grand cahier d’écolier.

 Il avait intitulé son histoire « La chienne bleue », et le personnage principal de son récit était une jeune fille marginale, une clocharde récemment sortie de prison, et qui devant les terrasses de cafés, de ville en ville, lisait des poèmes. Cette jeune fille avait une voix très douce, chargée d’émotion, qui contrastait avec son regard noir et son comportement habituellement agressif…

Si, au tout début de la lecture de ce récit, les visages semblaient attentifs, il vint un moment de « flottement », sans doute parce que le texte était assez long et que quelques personnes devaient trouver certains passages un peu ennuyeux ou trop embrouillés. D’ailleurs, le « Parrain » avait enfoui sa tête entre ses mains et, visiblement somnolait…

La jeune mariée pour sa part, très élégante dans sa jupe blanche fendue et mettant en valeur ses jambes ravissantes et croisées, semblait perdue dans ses pensées et, distraitement, tournait entre ses doigts un verre vide…

Enfin le jeune marié termina la lecture de son texte et se rassit. L’on applaudit pour la forme, et il n’y eut d’autre commentaire que celui de la mère Tamponne, laquelle n’avait cessé durant toute la lecture du texte, de tendre un visage ému avec par moments des larmes dans les yeux…

« Oh, monsieur Yves, c’est bien joli ce que vous nous avez lu là ! »

Conversations et plaisanteries, de nouveau, reprirent de plus belle tout autour de la nappe tachée de vin, parsemée de miettes et ravagée de cendriers débordants et de soucoupes salies.

Concurrençant le « Parrain », le jeune marié se lança dans une blague aussi lourde que stupide, de son invention, car en ce domaine il ne pouvait puiser dans un répertoire qui lui faisait défaut.

La jeune mariée décroisa ses jambes et son regard fit l’effet, à son « cher et tendre », d’un jet d’eau glacé propulsé sur la partie la plus sensible de son être…

Quelques uns des invités quittèrent la table afin d’aller s’éventer au dehors ; la jeune mariée se leva et se dirigea vers l’une des chambres, bientôt suivie par le jeune marié…

La sieste qui se devait d’être « crapuleuse »… Ne le fut point.

 Les jeunes époux étendus tout habillé sur le lit, comme enfermés chacun dans leurs émotions et dans leurs pensées, fixèrent le plafond de leurs yeux immobiles. Une mouche bleue se posa sur la jupe d’Isabelle, et Yves, tendu à l’extrême de l’envie qui le tenaillait de se jeter sur sa femme, caressait en pensée cette jambe qui, le long de sa cuisse, l’électrisait… De ses doigts il frôla lentement la jupe blanche tout au long de la cuisse et jusqu’au genou ; il haletait intérieurement, envahi d’un bien être fou… Mais en même temps il appréhendait le moment où sa femme viendrait à lui parler de cette blague lourde et stupide qu’il avait lâchée…

Une semaine avant leur mariage, Isabelle avait acheté cette jupe blanche fendue sur le devant et fermée par six grands boutons blancs. Elle avait dit : « Il me faut bien ça pour le lendemain du mariage, qu’en penses-tu Yves ? » Et Yves avait été ravi, lors de l’essayage, de trouver sa future femme aussi chic, aussi séduisante dans cette jupe bien coupée ; et il avait étreint sa chère Isabelle dans la cabine d’essayage, en proie à une émotion aussi souveraine que violente…

     Les années ont passé, depuis ce dimanche 10 Août… Le « Parrain » mourut en voiture dans un accident de la circulation ; la « Mamy » finit ses jours dans une maison de retraite médicalisée ; les cousines se marièrent et divorcèrent ; le jeune marié passa trente années de sa vie dans une usine d’embouteillage et par deux fois durant toutes ces années, l’une de ses nouvelles fut primée lors d’un concours littéraire…

     Dans le grenier de la nouvelle maison des mariés du 9 Août, il y avait une valise verte contenant des vêtements qu’Isabelle avait sauvés de trois déménagements et de quelques « grands nettoyages de printemps ».

La jupe blanche fendue sur le devant et fermée par six grands boutons blancs avait un peu jauni… Et portait sur elle la trace de quelques étreintes de deux êtres fous l’un de l’autre…