Aux Alouettes, sur les quinze pavillons du lotissement, neuf étaient à vendre… Ils rêvaient tous, de Bac plus deux à la soixantaine dévastée, de visages nouveaux emplis de ces regards attendus… Mais ils vivaient avec des visages dont ils avaient eu faim, un été… et dont ils s’étaient éloignés lorsque les rêves, broyés dans le moulin des saisons, s’étaient enfuis en petits éclats dans les canalisations… Ou bien, ils vivaient, tout simplement, comme retenus ensemble par des fils dont ils ne pouvaient se défaire. Ils étaient tous, en famines normales ou en famines recomposées… Car les famines viennent lorsque le grain manque, s’espacent au gré de certains étés plus vacanciers que d’autres, reviennent avec les hivers de gel et de paroles amères…Ou se recomposent dans d’autres rêves fracturés, avec d’autres visages survenus…

Aux Alouettes, aux Tulipes, aux Hortensias… l’on ne compte plus ces famines recomposées, tant elles sont brocantes, étalages branlants, revues et spectacles de toutes les scènes du monde. Et les famines normales, quant à elles, ne sont jamais, ou très rarement, mieux recomposées… Quand bien même elles le seraient, mieux recomposées, ces famines normales, elles seraient toujours des famines parce que, d’après Bac plus Deux à la soixantaine dévastée en passant par la trentaine endettée, l’on rêve sans cesse de ces étés que l’on n’aura jamais… De ces visages qui ne viendront jamais, de ces mots que l’on pourra enfin dire mais que personne n’entendra… C’est ainsi, d’ailleurs, que le visage dont on a eu si faim un été, n’est plus regardé comme il le fut lorsque cessa la première famine de sa vie… Les famines éclatent partout parce que le moindre petit trot de chienne jaune efflanquée devant notre porte, le moindre petit bout de jardin piétiné ou seulement mal gratté est tout de suite vécu en soi comme un frigo vide qui baille. Les famines sont souvent disproportionnées par rapport au manque réel de grain… Les famines éclatent partout parce que les terres sont devenues trop dépendantes de tout ce que l’on y a semé dedans et qui ne pouvait être récolté dans le même temps. Alors, parce qu’il est de plus en plus difficile de gérer autant d’aspirations à venir, l’on met fin à sa famine en claquant la porte, en quête d’un meilleur ailleurs…

Ceux de ces quinze pavillons des Alouettes où l’on vivait étrangers les uns des autres mais retenus ensemble par des fils dont on ne se pouvait défaire, en famine normale, traversaient les saisons au rythme des invitations, des soirées de télévision, des échéances financières et des évènements familiaux. Le tout dernier pavillon à vendre était celui d’Azila, de Moko et de leurs quatre filles respectivement âgées de 11, 9, 6 et 3 ans. Leurs voisins, Maurice et sa femme Aline, venaient tout juste en ce début d’hiver semblable à tous les débuts d’hiver, de regagner les Alouettes.

Maurice et Aline revenaient du pays de Maurice où ils avaient séjourné depuis le milieu de l’été. Ce matin là, ce matin gris de début d’hiver, Maurice en ouvrant les volets de la porte donnant sur le jardin, vit la maison de ses voisins. Le chien Rampono, un berger noir et feu, aboya et galopa le long de la clôture… Mais la grande fille, Christine, n’ouvrit pas la fenêtre de sa chambre, et le chien aboyait sans relâche. L’on ne voyait plus comme d’habitude, les deux voitures du couple, stationnées devant la terrasse de leur maison. Et le cabanon, au fond du jardin, semblait sens dessus dessous, encombré d’objets ménagers et de matériaux divers. C’était un matin d’école… Une voiture passa le portail d’entrée, s’engagea sur la route et, dans cette voiture, Maurice aperçut Azila, fit un grand bonjour de la main… ne vit qu’une seule des quatre filles dans la voiture, et le sourire d’Azila en réponse à son salut.

« C’est vrai », se dit Maurice, « après une absence de quatre mois, on ne sait pas ce qui s’est passé dans la vie des gens, et ça fait drôle tout de même »… Maurice observa encore un moment la maison d’Azila et de Moko, puis les alentours, le terrain qui, visiblement, n’avait pas été entretenu, jonché de caisses en plastique, de jouets d’enfant et de vélos rouillés, et le chien effectuant des rondes…

Cette maison était un peu « tarabiscotée »… Maurice jusqu’à ce matin là, le savait bien, mais ne s’en était pas vraiment rendu compte. Azila et Moko avaient acheté cette maison six ans auparavant, en l’état où elle se trouvait alors, soit emplie du mobilier de l’ancien propriétaire et même de tout ce que ce dernier y avait abandonné pêle-mêle, dans un désordre et une crasse indéfinissables. Il leur avait fallu trois mois, à Azila et à Moko, pour vider la maison, refaire les tapisseries et les peintures, puis entreprendre des travaux d’agrandissement, ouvrir de nouvelles fenêtres, nettoyer le terrain envahi de ronces où poussaient des arbres fous…

 Aujourd’hui encore, sur la façade, du côté de la route longeant le lotissement, l’on remarquait ces pans de murs non crépis, briques apparentes, et ces volets à la peinture noire ancienne et écaillée, dont plusieurs lamelles de bois étaient disjointes. Dans le temps des rires et des cris, des jeux et des galopades des enfants, des deux chats qui se poursuivaient, des barbecues de juillet, de la musique « à fond la caisse » jaillie de la chambre de Christine, la grande fille, et du bricolage en plein air de Moko, cette maison avait comme un air de fête, un air de conviviale atmosphère, un air qu’il faisait bon de se prendre dans « son monde à soi »… et qui « rassurait », réconfortait… D’autant plus qu’il y avait, les jours de vacances, les samedis, les dimanches, les jours d’été, ces « petites conversations » de voisinage, et parfois quelques « confidences », à dire vrai, quelques petits morceaux de leur vie à eux, de leurs familles respectives, de leurs soucis, de leurs projets…

Et ce matin là, ce matin du lendemain du retour, après le sourire d’Azila au volant de sa voiture, il y eut ce souvenir, le tout premier, peut-être le plus émouvant : celui de cette barquette de cerises donnée par Aline, la femme de Maurice, par-dessus la clôture mangée par une haute haie, à Azila dont la tache brune sur son cou battait au rythme de sa respiration… Le « passage » de la barquette n’était pas aisé, entre les branches de ces arbres fous qui, par la suite, ont été sciés. C’était au premier printemps, celui de la nouvelle vie de ces gens qui s’étaient installés depuis le dernier Noël. Et le cerisier n’avait jamais autant donné ! Comment ne pas se souvenir du sourire de cette jeune femme, de son visage à ce moment là, de l’émotion qui paraissait, comment oublier la joie de la troisième fille, sautant sur ses petites jambes…

 « Il a du se passer quelque chose dans cette maison, durant notre absence de quatre mois », se dit alors Maurice… « On ne voit plus la voiture de Moko, et les filles ne sont pas toutes là ensemble ! » … « Moko serait-il tombé malade ou bien aurait-il eu un accident ?... Mais ça n’explique pas l’absence de deux des filles »… « Et le visage d’Azila dans la voiture tout à l’heure paraissait accueillant »…

Les autres voisins de Maurice et d’Aline, deux dames seules qui ne quittaient jamais leur maison, avaient aussi remarqué l’absence de Moko… L’une d’elles, même, déclara à Aline que « les voisins divorçaient », enfin, avait entendu dire qu’ils divorçaient… Autant que Maurice pouvait se souvenir, Moko et Azila formaient ensemble ce que l’on appelle un couple « normal », sans histoire… Moko, salarié dans une entreprise de bâtiment, était un homme sérieux, bien avisé, aux propos modérés, avec lequel il était toujours agréable de parler. Un homme tout à fait sain d’esprit et de cœur… Une vraie famille, quoi ! Un « socle », un repère, une référence, de charmantes demoiselles enjouées, souriantes et bien élevées… Et tous ces animaux de compagnie ! Un lapin noir, un hamster, deux chats, un chien, trois perruches, des poules naines…

A chaque printemps revenu, c’était un enchantement, ce voisinage, les allées et venues de cette jeune femme si agréable, Azila ; les interminables rondes en vélo, des filles, autour de la maison ; les grands feux de vieilles planches que faisait Moko dans un vieux fût de récupération ; les « cocoricos » des poules ; et ces innombrables vêtements féminins séchant au soleil sur les cordes à linge… Maurice aimait bien, lorsqu’il bêchait un coin de son jardin, ou qu’il désherbait, coupait des ronces, s’accompagner de musique par ces samedi et dimanche après midi de printemps. Il mettait le radio cassette « à fond », choisissait toujours des compositions orchestrales « cosmiques » ou des musiques de films célèbres…

Et, en été, ostensiblement, il s’asseyait par terre, près de la clôture, dans un coin d’ombre, écrivait dans un carnet… Azila, Moko et leurs filles, avaient-ils su que Maurice avait écrit un livre ? Et que ce livre avait été exposé durant toute une saison à la maison de la presse de la ville ? Maurice n’en avait jamais parlé… Ni même de cet entretien qu’il avait eu avec deux jeunes journalistes de France Bleu et de son passage à la télévision au infos régionales. La musique, en quelque sorte, c’était comme une sorte de lien invisible que Maurice tentait de tisser entre « son monde à lui » et ce « monde d’eux », le monde de cette famille qu’en son cœur et en son esprit il chérissait… Et c’est vrai que ces visages féminins, cette animation, ces cris et ces rires d’enfants, étaient « magiques »… Ils étaient, dans l’esprit de Maurice, le « vrai monde », le monde sûr, le monde « oasis »… Mais Aline semblait avoir une perception plus « mesurée » de ce « monde » : elle avait été comme on dit, « échaudée » par le passé, et le souvenir d’amitiés brisées était encore trop présent à son esprit. Aussi n’envisageait-elle pas, sans doute, avec ces voisins comme avec d’autres personnes, de relation plus « intime » ou plus profonde…

Aline et Maurice n’avaient donc avec leurs voisins que de « petites conversations ». Le cerisier n’a pas eu le même rendement, en d’autres années… Et même, au printemps dernier, alors que les volets de la maison de Maurice et d’Aline étaient fermés pour cause de voyage, ce sont les oiseaux qui ont mangé les cerises…

 C’est Azila elle-même qui, le lendemain matin, un jeudi, son jour de congé, informa Aline… « Vous n’avez pas vu le panneau que j’ai affiché devant la maison ? Il va y avoir du changement ! Nous partons, nous vendons la maison… Moko est parti… » Parti… Parti depuis la fin de l’été dernier… Ainsi c’est vrai : ils divorcent. Ils se séparent. La communauté est rompue. La maison, achetée avec un prêt immobilier il y a de cela six ans, va être vendue, achetée par d’autres gens…

Outre le bouleversement affectif, pour les enfants, la famille, outre le séisme de cette rupture brutale, c’est aussi, financièrement, une très mauvaise affaire. Il faudra sur le produit de la vente de la maison, rembourser les annuités du prêt, et ensuite, avec le peu d’argent restant, chercher pour l’un comme pour l’autre un nouveau logement… Supporter sans doute la charge d’un loyer en ville… Et les enfants, les filles, encore si jeunes ! Il n’y aura plus, au printemps prochain, de rires et de cris d’enfants, ni de feux de planches, et Maurice jardinera sans musique. La jolie et affectueuse chatte de Christine ne grimpera plus dans les branches du grand catalpa de Maurice et d’Aline… Ah, la barquette de cerises ! La petite tache brune sur le cou d’Azila, qui battait au rythme de sa respiration ! Chers visages d’un « segment d’existence » ! Si encore, avant les giboulées de mars, revenait le cri de Léo, le paon de Suzanne ! Mais non ! Léo a fini sous la dent d’un renard, à la fin de l’été…

 Certes, Maurice aurait bien, durant ces années d’Azila et de Moko, tenté le grand sourire, le regard total, la grande invitation… S’il n’avait tenu qu’à lui seul, il aurait conçu, à sa façon, ce « pont » entre les deux mondes… Et s’il y avait eu ce « pont » entre les deux mondes, peut-être que ce qu’il y avait dans l’esprit et dans le cœur de Maurice aurait éloigné la possibilité d’une fracture… Cette fracture relationnelle entre deux êtres, était-elle inéluctable ? Nos vies sont fragiles, et nous nous croyons parfois des géants très forts, mais nos œuvres, nos dires et nos rêves sont comme des traces de pas sur le sable… Même avec des semelles de plomb.

Cela ne suffit pas, d’avoir « un cœur grand comme un cosmos », d’être poète, artiste, écrivain, découvreur de nouvelles terres… Une famine normale ne vaut pas mieux qu’une famine recomposée…

Le pire, c’est pour les oisillons, quand ils ont trop faim… Et avec ce qu’on gagne en travaillant, c’est difficile d’assumer financièrement le coût réel d’un coup de queue ou de croupion « qui monte à la tête »… Ou un coup de cet « Ailleurs et Autrement » qui nous coupe le cordon.