Il se nommait monsieur Cayeux, mais personne dans la ville ne lui donnait du « monsieur »…

C’était un homme âgé d’environ 45 ans, célibataire, chômeur de longue durée, qui demeurait avec sa mère dans une petite maison ancienne. Il n’avait qu’une seule passion : la bouteille.

Oh, vains dieux ! Qu’est-ce qu’il s’enfilait comme canons, litrons, demis de bière, petits verres de calvados et autres apéritifs !

Sa mère avait déclaré à mon père et à ma belle-mère, un jour d’avril 1970 :

« Je ne sais plus quoi faire de lui… Quand il n’est pas fourré au bistrot, il est là, chez nous, la tête entre ses bras sur la table, affalé, somnolent, je lui cognerais dessus, il ne sentirait rien. »

Mon père répondit alors à cette brave dame :

« Justement, madame, j’ai besoin d’un ouvrier, d’un « arpète » à vrai dire, pour effectuer de gros travaux de déblaiement et de terrassement. Je retape une vieille bicoque et je puis vous assurer qu’avec mon épouse, une telle entreprise nécessiterait l’emploi d’un ouvrier. C’est pas croyable le boulot qu’il faut abattre ! »

Et monsieur Cayeux fut un bon ouvrier ! Je le revois encore, revêtu de son bleu de travail, soulevant les sacs de gravats et de ciment, les pierres énormes, maniant de lourdes poutres, le pic et la pioche… Je travaillais à ses côtés, venu chez mon père à l’occasion de courtes vacances. Nous formions tous deux une bonne équipe d’« arpètes ». Nous étions peu causants certes, mais efficaces…

Et j’en ai donc passé, des heures, avec monsieur Cayeux, dans la poussière et les gravats, soulevant des planches, montant des échafaudages, effectuant de nombreux aller-retour dans le gros camion Citroën de mon père, si chargé que le plancher en touchait presque la route !

Nous avons passé ensemble de bons moments, nous nous octroyions sous le regard bienveillant de mon père, des pauses café ou casse croûte, l’on se roulait une cigarette, et nous repartions au boulot.

Nous étions les seules personnes, mon père, Janou et moi, en cette bonne ville du Pas de Calais, Montreuil sur Mer, à l’appeler monsieur Cayeux.

Pour les autres, tous les autres, des notables jusqu’aux poivrots, il n’était connu que sous des noms d’emprunt, des sobriquets.

Monsieur Cayeux, c’était un monument dans son genre ! …..