Ce n’est pas l’amour qui manque sur Terre… Mais c’est « l’ennemour » qui domine par toutes les indifférences et toutes les enluminures. L’amour qui ne manque pas n’est qu’une très belle enluminure aux mille visages séduisants. A peine grattée, l’enluminure met la solitude à nu. Par l’immensité de leur silence et la pesanteur de leur immobilisme, les indifférences participent, avec les habitudes et les automatismes, à l’érosion des sensibilités survivantes. La haine et la violence sont des séismes. L’ennemour est une marée noire planétaire.

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Le comble de l’hypocrisie dans le monde d’aujourd’hui, c’est la marginalité dont certains hommes et femmes se parent pour refaire un monde qui ne sera jamais fondamentalement différent de celui dans lequel on vit.

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Si tu es seul, si tu as mal, si personne ne t’écoute, et si le mur, en face et autour de toi se dresse comme une barricade aussi infranchissable qu’incontournable, il ne te reste alors plus, toute ta vie durant, qu’à taper, taper très fort, et même de plus en plus fort, sans jamais t’arrêter un seul instant. A force de taper, de marteler, une lézarde dans le mur apparaîtra. Et pour finir, la fissure s’élargira, une brèche s’ouvrira dans laquelle tu te précipiteras. Le mur est un obstacle entre deux mondes : celui dans lequel on veut nous faire vivre à tout prix, et celui dans lequel il est interdit d’aller parce que nous y vivrions sans ceux qui barrent notre vie.

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Les uns se turent ou crièrent, les autres moralisèrent ou professèrent. Dans un gigantesque ballet d’extravagances, d’outrecuidances, de conciliabules et de concepts dérisoires, la nuit des courts et longs métrages de la vie bruissait encore de bouillonnements incolores. Quand tomberas-tu du ciel, étoile du jour dont personne ne sait dessiner l’aurore ? Renégat, pisse gras sur les murs ripolinés et pelliculés d’images sacralisées ! Renais gras du jus de tes colères et de tes révoltes ! Caméra au poing, vitupérations imagées à bout de bras, entre dans les créneaux de l’ignominie où sévissent les pare chocs de tous ces diablotins en 4X4, et témoigne de leur mépris souverain, si dérisoire dans la circulation générale…

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La laideur du monde nous écartèle de sa beauté cruelle… Mais de quel monde s’agit-il ? La laideur n’est-elle pas comme une flaque de lait, immaculée, miroitante, criblée de danses de mouches bleues ? N’est–elle pas aussi une odeur de sainteté ventilée aux quatre coins du monde pour des milliers de nez bouchés ? Je ne sais pas. Je ne sais plus… Je sens seulement que la laideur est aussi dérisoire que la beauté ou que la cruauté.

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Il n’y a pas de solitude heureuse… Seulement des solitudes provisoirement confortables.

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Ce que je trouve intéressant dans les gens, c’est le meilleur d’eux-mêmes, ce qu’il y a de vrai et d’émouvant en eux. Tout le reste, ce qu’il y a de moins bon en eux, et même ce qu’il y a de détestable, ne m’intéresse pas parce que cela fait partie du sens commun.

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Définir l’intelligence ou la bêtise est aussi absurde qu’inutile. Je n’ai pas de mots ni de formules pour l’une comme pour l’autre. A quoi bon ? L’intelligence ou la bêtise ne sont que des concepts. Mais dans le sens du monde, ces concepts sont comme des repères géographiques : ils délimitent les espaces à l’intérieur des quels s’établit la relation entre les êtres. Dans un sens qui n’est plus celui du monde mais celui de l’univers et de la diversité, les êtres ne peuvent être définis. Ils existent, évoluent, disparaissent, ainsi que la relation qui s’établit entre eux.

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Tout commence dans la lumière avec l’innocence de nos très jeunes années, les rires clairs et les mots d’enfant qui vont droit au cœur. Tout se répand sur le chemin incertain de la connaissance, et difficile de l’expérience, avec des certitudes qui ne sont que des leurres, l’indifférence, l’hypocrisie et la dureté du monde, le souvenir de ce qui fut et ne sera plus… Tout finit dans la nuit, avec tout ce qui brûle en nous et que personne ne saura jamais ou croira savoir… Ce sont ces régals fous dans les cabrioles les plus inattendues tout au long du chemin, qui nous font oublier qu’on est faits comme des rats. Ce sont ces stations debout, assis ou couché, si pénibles, dans les accidents de la vie, qui nous font accepter qu’on est faits comme des rats. Entre l’oubli et la résignation, où est la place du refus ?

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Les bulles de savon que les enfants soufflent au bout de petites sarbacanes multicolores s’élèvent dispersées ou agglutinées, puis s’évanouissent en silence… Elles ne sont jamais reliées même si elles se touchent ou se croisent. Chacune de ces bulles est un univers clos empli de déchirures et de solitude. Un étrange reflet nous fait imaginer l’intérieur de la bulle, et c’est par ce reflet que l’on identifie la bulle. Les bulles non reliées n’existent pas. Elles ne sont que rêves ou mirages.

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J’ai une si haute idée des mots, qu’en face de leur grandeur, de leur force, de leur beauté et de l’énergie qui les anime, je me sens comme un enfant capricieux, insupportable dans ses emportements, ses contradictions, ses facéties, ses cabrioles et toutes les circonvolutions de son esprit brouillon… Je voudrais que les mots en effet, puissent allumer le feu qui n’a encore jamais existé… N’est-ce point là une ambition démesurée, un pari impossible contre l’adversité, l’indifférence, le sens du monde ?

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Si l’on parvient à survivre séparé de tous ceux que nous aimons, l’on survit d’autant mieux encore, éloigné de tous ceux qui ne nous aiment pas. La vie est une drôle d’expérience dans laquelle on survit à l’indifférence : celle que nous avons pour les autres, et celle que les autres manifestent à notre égard. Mais survivre n’est pas vivre…

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Se sentir exister, n’être que dans sa propre peau, ne voir que de son seul regard, c’est être enfermé, séparé de l’autre. Toutes ces solitudes qui ne sont pas les nôtres, toutes les maladies des gens, leurs peines, leurs joies, leurs aspirations, leurs cris, leur désespoir, tout cela, nous ne pouvons que les imaginer, ou tout au mieux, essayer de les écouter de toute notre âme, de tout notre cœur… Jamais nous ne les éprouvons en nous-mêmes, tels que les autres les ressentent. Se sentir exister, c’est être prisonnier à vie dans une bulle… Une bulle transparente comme le verre, l’eau ou l’air, dont la membrane est sans épaisseur mais aussi infranchissable qu’un rideau métallique… A travers la bulle nous voyons, nous percevons, nous pouvons même toucher ce qui est dans les autres bulles. La seule issue vers laquelle nous essayons de nous projeter n’est que l’idée d’une porte ouverte. Dans un sursaut illusoire, nous nous jetons sur cette porte. Lorsque la bulle éclate ou se déchire enfin, l’on ne se sent plus exister puisque l’on n’existe alors plus. Il ne reste sur le talus ou dans les broussailles, que les épluchures des mots. Les mots qui, avant de s’effacer, exhalent le temps de la respiration de celui qui s’en approche, l’haleine de tout ce que ces mots ont voulu dire… Avant que la bulle n’éclate, tout ce qui de l’intérieur d’elle-même fusait, n’a jamais pu traverser la membrane. Cette vie au-dedans de soi qui bout et se gonfle n’est qu’une implosion dont les fragments éparpillés tournent autour de la bulle comme une ceinture d’étoiles prisonnières.

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Tout ce qui nous semble fort, ancré comme les racines dans la terre, voire imputrescible, est en réalité d’une fragilité déconcertante. Tout ce qui est acquis est à reconquérir. Toute certitude heureuse n’est qu’une tête de pont édifiée sur une côte battue par les vents. Il n’y a pas de miracle : le meilleur de soi-même ne suffit pas toujours, non seulement parce que le combat est inégal mais aussi parce que les forces qui animent ce combat s’appuient sur des situations absurdes et inextricables. Il n’y a pas de miracle mais seulement une espérance magnifique, déraisonnable même… Et c’est par cette espérance là et tout ce qui la soutient, que la tête de pont parvient à tenir. Tout ce qui passe dans notre vie comme une lueur d’une très grande beauté, même fugitive… Un visage, un sourire, un regard par exemple, sera toujours la plus heureuse de toutes les certitudes : cette certitude là est imputrescible.

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La vie n’est pas un conte de fées… Même si l’on aimerait bien parfois, qu’elle en soit un… On a bien le droit de rêver un peu, non ? La loi du monde, la loi commune, c’est la dureté du rapport de communication entre les êtres. Une dureté quotidienne, renouvelée, sans concession ni mansuétude. Une dureté implacable, dans tous les domaines relationnels : la famille, les voisins, les collègues de travail, etc.… On ne pardonne pas, on ne supporte rien, les paroles claquent comme des coups de fouet. Les allusions, les moqueries, n’en finissent plus de se renouveler. En ce sens, il faut reconnaître que l’intelligence du commun des mortels est souveraine… Et que l’inspiration ne fait jamais défaut. Mais c’est la loi du monde… La dureté du rapport de communication n’est pas seulement dans la violence ou la sécheresse des propos, elle est aussi dans les comportements, l’indifférence ou cette si habituelle complaisance à l’étalement de sa personnalité qui efface l’existence des autres. Tout ce qui échappe à ce rapport de force en lequel dominent la pesanteur des apparences, des modes et des références, la verticalité et l’horizontalité du « moi », la complexité et la diversité des intérêts en jeu, la prépondérance des courants de sensibilité et des influences, marginalise la relation et la rend alors tout à fait exceptionnelle : le rapport de communication change d’ espace, la dureté disparaît, les attentes et les égoïsmes se diluent dans la conscience de l’existence de l’ autre.

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Je fais parfois le choix de ne pas répondre à la dureté du monde par ma propre dureté… Je rejoins en ce sens la pensée du Christ autour de l’idée selon laquelle il faut aimer son prochain et même ses ennemis. En effet, aimer ses amis, aimer les gens qui nous font du bien, cela, tout le monde peut le faire. C’est dans le sens commun, le sens du monde. Mais aimer les gens lorsqu’ils ne nous plaisent pas à priori, aimer des personnes qui ne manifestent à notre égard que mépris ou indifférence, qui nous font du mal, aimer ceux ou celles qu’en toute logique, on ne peut que combattre, cela, personne ne le peut. Je crois que ne pas répondre à la dureté du monde par la dureté que l’on a forcément en soi, c’est la seule voie possible vers l’existence d’un espace relationnel vraiment différent de celui en lequel on communique aujourd’hui. Mais il ne faut pas se voiler la face… C’est extrêmement difficile, sinon impossible, dans la réalité des situations vécues, des humiliations subies, quand les violences verbales ou physiques s’expriment aussi communément. Nous devons également gérer nos propres contradictions. S’il y a bien une première porte à ouvrir, c’est celle de la reconnaissance. …..

Mon « bateau pirate » arbore du haut de son grand mât, non pas le fanion à tête de mort, mais une chevelure scintillante de regards émerveillés. Ces regards là sont des regards pirate parce qu’ils entrent par effraction dans l’intimité de tous ces visages tombés du ciel comme les étoiles. Mon effraction est l’étreinte que ces visages attendent de moi… S’ils l’attendent.

Avec certains êtres, une communication s’établit tout de suite : ces êtres là ne sont pas forcément ceux avec les quels nous aimons communiquer. D’autres semblent murés dans le silence, mais ils nous attirent. Et l’on ne sait alors par quel bout s’y prendre car le silence de ces êtres n’est pas une porte ouverte ou fermée par laquelle on peut passer. Leur silence est un langage qu’il faudrait apprendre à traduire… Et il n’y a pas vraiment de bonnes traductions. Lorsque l’enjeu semble d’importance, par la relation qui s’engage, un tel silence est toujours comme un pays inconnu en lequel on n’ose entrer. La charge émotive est très forte parce que du premier pas ou du premier mot dépend ce qui va être gagné ou perdu.

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Les visages sont parfois comme des murs ripolinés qui ont des yeux. Mais ces yeux s’ouvrent sur des jardins clôturés en lesquels tu n’es jamais convié. Les visages peuvent être des fenêtres ouvertes sur de très beaux paysages… Sans que l’on puisse situer la ligne d’horizon, sans que les liens entre les êtres qui habitent ce paysage puissent s’établir. La ligne de l’horizon n’est pas une limite pour un monde connu : elle est une porte ouverte. Si l’on ne la situe pas, toutes les brumes qui entourent le paysage sont des frontières hermétiques. Les liens entre les êtres habitent davantage le paysage que les êtres qui peuplent ce paysage.

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