Lieux et visages de nos vies

Dans “Le lièvre de Patagonie” page 170, des mémoires de Claude Lanzmann, éditions Gallimard :

Vivants, nous ne reconnaissons plus les lieux de nos vies et éprouvons que nous ne sommes plus les contemporains de notre propre présent”

Et je dis “ quand bien même ces lieux – ceux de notre enfance, ceux d'une époque de notre vie - seraient demeurés inchangés... Nous ne les reconnaissons plus, ces lieux, parce qu'ils nous semblent transportés dans un présent qui, à nos yeux et par ce que nous vivons aujourd'hui, les a transformés et rendus méconnaissables.

Néanmoins nous éprouvons bien ce sentiment de transport dans le présent. Et vient à notre mémoire l'image revisitée de ce qui fut. Alors comment se sentir contemporain de ce présent qui est celui de notre vie, puisque l'image revisitée nous rend difficile l'acceptation de ce présent? L'on n'est jamais en effet, le contemporain d'un présent que l'on n'accepte pas, dont on réfute les valeurs, l'actualité, les modes, le fondement de pensée qui le caractérise...

Une photographie prise il y a trente ans, d'un visage, d'une personne, d'une situation en un lieu entre des personnes... Et voici ce qui aujourd'hui est...

Une relation écrite de ce qui fut entre des personnes, dans l'événement, dans l'action du moment, de l'époque... Et voici ce qui aujourd'hui est...

C'est ce “voici ce qui aujourd'hui est” , qui pose problème.

“Vivants”, tant que nous sommes vivants, ces lieux de nos vies sont toujours du passé. Morts, morts que nous serons, ces mêmes lieux de nos vies, ces mêmes photographies prises il y a trente ans, et ce qui est écrit des personnes, des lieux, des événements... Tout cela “c'était en mille neuf cent ou deux mille tant”, dira-t-on. Mais la chronologie des événements et des personnes, de l'actualité, des lieux de vie ; n'en occulte pas pour autant le caractère intemporel, authentique et inaltérable de ces événements, de ces personnes, de cette actualité, de ces lieux de vie...

Il importe à mon sens d'être le contemporain de son propre présent, de ne pas s'y sentir dans ce présent, tel un exilé dans sa solitude et dans sa pensée revisitant les lieux et les visages de sa vie... Car les lieux de nos vies et les visages qui ont habité ces lieux, se disent et s'écrivent tels qu'ils furent : ils ne devraient pas être par nous “revisités” mais présentés tels des lieux à faire visiter et des visages à faire connaître.

Être le contemporain de son propre présent, c'est affirmer le caractère intemporel, authentique et inaltérable de ce présent, lorsque manifestement existe ce caractère (et il existe vraiment, même dans un présent qui serait le plus exécrable ou inconsistant qui soit)...

Ce que j'aime dans le livre de Claude Lanzmann “ Le lièvre de Patagonie”, c'est tout ce que raconte Claude Lanzmann, de sa relation avec Gilles Deleuze, Jean Paul Sartre, sa soeur Évelyne... et tous les écrivains et artistes de cette époque de 1940 à 1965, qu'il a rencontrés et fréquentés et qui se sont d'ailleurs bien connus entre eux... C'est “truffé” de petites anecdotes, de détails, de réflexions et de pensées des uns et des autres..

C'est de l'autobiographie si je puis dire “dans le plein et authentique sens du terme”... Rien à voir avec toutes ces productions (autant d'hier que d'aujourd'hui) dans le genre “ma vie/mes amours/mes déceptions/mes rêves/mes fantasmes/mes malheurs...)

Mais le livre de Claude Lanzmann est tout de même d'une écriture “un peu difficile”, assez dense, aux longues phrases, de paragraphes compacts, et l'on y découvre des mots peu courants dont il faut rechercher la signification dans un bon dictionnaire...