Un premier mai de la CGT

A Senones, un dimanche en 1983...

Trois semaines auparavant j'avais dit à ma femme : “Si nous n'avons rien dans le frigo ce jour là, nous irons à Senones où la CGT organise une manifestation populaire et propose un repas”.

Tel était le programme de cette mémorable journée : un apéritif en plein air, avec un grand discours pour commencer, sur la place du bourg, puis un repas en commun autour de longues tables, et diverses manifestations ou expositions, ventes de livres et de gadgets...

J'avais envoyé mon bulletin de participation au siège de la Fédération à Epinal. Cinquante francs pour le repas (par personne). Et je m'étais encore inquiété de savoir si pour mon fils de trois ans, je devais aussi donner cinquante francs...

Au jour dit, par un beau soleil nous arrivons à Senones le coeur en fête. Un rapide tour de ville et nous voilà sur la place puis dans la rue principale... Aucune décoration, pas de musique, pas d'affiches... Renseignement pris, il y avait bien en effet sur la place de la mairie, quelques baraquements : la guitoune de l'apéro, un modeste chapiteau, une tribune découverte et tout de même... pas mal de monde!

Nous débarquons ma femme et moi, avec nos “idées de gauche” voire un peu “anar sur les bords”, la bouche en coeur, l'âme en liesse... J'achète à un “vieux camarade” au visage noueux et ravagé un brin de muguet rachitique – qui “schmuctait que dalle” - avec trois clochettes minables... “Y'en avait presque plus à cette heure, du muguet, tout était liquidé” qu'ils ont dit les mecs!

Et l'apéro quelle affaire! C'était “à l'oeil”... mais fallait voir! Une bousculade monstre, enfin je parvins à me faufiler jusqu'au comptoir en planches. Un demi doigt de Suze, de Martini ou un quart de rouge au choix... Et deux ou trois assiettes de pique-nique emplies de sortes de frites sucrées.

Une “faune hétéroclite” d'humains coiffés pour la plupart de casquettes et scotchés aux pulls et aux vestons de badges rouges ; quelques clodos du coin qui s'étaient donné rendez-vous, des poivrots “piliers de bistrot” tout heureux de se “rincer la gueule à l'oeil”... Et tout de même... quelques filles chic, bien sapées, de jolies femmes, un peu de “beau monde quoi!”...

A l'heure présumée du repas nous approchons du lieu du festin... Au premier étage, au réfectoire du collège.

Nous arrivons, de nombreuses personnes avaient pris place et certaines en étaient déjà au dessert, au fromage... Une fille au visage chevalin et aux longues dents, enveloppée d'un immense tablier à carreaux, nous place au fond de la salle. Nous attendons vingt minutes et v'là le “casse-dalle” qui se radine : salade de crudités portion ultra congrue, cassoulet en boîte William Saurin... Et au dessert, plus de fromage (il n'y en avait plus), plus de salade, mais en remplacement, une glace en carton comme un pot de yaourt aplati... Et le pinard : dix francs, en sus et servi dans une carafe de 50cl à moitié pleine (du “gros rouge” à 10 degrés du “Père Mathieu”)...

Pour finir nous attendîmes le café – qui ne vint pas – suivant de nos yeux les allées et venues de trois ou quatre serveuses bénévoles... De “petites jeunettes” en mini jupe aux cuisses comme des troncs d'épicéa et chaussées de bottines en plastique.

Avec ma femme on s'est regardés : nous étions tout tristes et tout déconfits... Elle avait mis une belle robe ; on arrive là dedans de tout notre coeur et de toute notre âme, des idées de fraternité plein les poches, pensant trouver chaleur humaine, réconfort et vraie communication... et au lieu de tout cela, nous tombions dans une ambiance “t'as pas cent balles”!

Arnaqués de première, on nous avait glouglouté notre gentillesse avant même que nous l'exprimions!

Dans l'après-midi le temps se gâta, il fit vent et froid, une bise glaciale et de gros nuages menaçants prirent d'assaut le ciel radieux du matin qui se mit à rétrécir encore plus vite que notre enthousiasme initial. Nous nous réfugiâmes sous une toile de cirque battue par la bise au milieu de la place : étalage de bouquins, de revues et de journaux ; discours de quelques leaders...

Vers 5h de l'après midi fut annoncé un théâtre de guignol devant lequel tous les enfants et leurs parents prirent place, assis à même le sol (heureusement il ne pleuvait pas)... Les marionnettes représentaient des personnages historiques, un Louis XVI ventripotent, des nobles ficelés comme des saucissons dans un char à boeufs et conduits à la guillotine...

Et en fin d'après midi, bal populaire sur la place.

Une musique pop, boum zing krak, un vacarme de tous les diables, une sonorisation catastrophique... personne ne dansait ; les mecs et les nanas juchés sur des mobs bricolées, ou affalés dans la tribune, sirotaient des canettes de bière ou de coca...

Nous avons filé, ni vu ni connu...

... En 2009 je cotise toujours à la CGT... Mais je n'y crois plus. Surtout depuis que Bernard Thibaut est plus souvent, beaucoup plus souvent à l'Elysée que dans les manifestations...

Je suis de “la ligne dure”... Pas même de celle des “plus jusqu'au-boutistes” qui pour leur part n'ont qu'un seul mot d'ordre, le rapport de force... Certes le rapport de force, je suis “pour”... Mais cela ne suffit pas. Les petites grèves de 24h (qui d'ailleurs ne sont suivies qu'à 50% dans le meilleur des cas), les actions individuelles et sporadiques, les grandes manifestations dans toutes les villes de france avec leurs éternels mots d'ordre (et ce qu'il a de carnavalesque en elles)... Je n'y souscris plus. J'en ai assez de “battre le pavé” au milieu de gens qui en réalité se sont pour chacun d'entre eux d'une manière ou d'une autre vautré dans le “Système” pour autant que ce Système leur convenait encore tel qu'il était... A présent le Système se montre sous son vrai visage, le plus effrayant, le plus menaçant, le plus insolent et le plus injuste... D'où autant de monde dans la rue, autant d'actions plus violentes et plus spontanées...

Si au moins les centrales syndicales suivies par l'ensemble des salariés et du monde du travail en totalité, décidaient la grève générale et illimitée (que tout s'arrête, que plus rien ne fonctionne)... Peut-être que l'on aboutirait déjà à de vraies négociations, et pas seulement à des dispositions qui en définitive arrangent surtout ceux qui détiennent le pouvoir et la finance...

Si je cotise encore à la CGT, c'est uniquement pour garder le contact avec mes copains de la Poste, des Landes ou des Vosges... que j'aime bien rencontrer lors de réunions amicales une ou deux fois par an...

... Ce n'est pas comme au 1er mai à Senones en 1983 : pour le repas ils ne demandent que 5 euro de participation, et le pastis est offert... Et y'a la convivialité!... Et des femmes chic qui ne prennent pas une ride sur leur visage...