Un barrage et trois types armés

     Vers la fin du mois d'avril, Roger fut victime d'un attentat alors qu'il venait tout juste de quitter Baraki en voiture pour se rendre à Blida.

Mireille, sa femme et son ami monsieur Rata avaient déjà quitté l'Algérie et s'étaient établis dans les environs de Marseille, à Fuveau précisément, dans un camp de réfugiés de harkis où ils avaient trouvé tous les deux du travail.

En partant de Baraki, Roger reçut sur le pare-brise de sa voiture un énorme parpaing rectangulaire jeté par un Arabe, un habitant de Baraki, l'un de ceux à qui Roger avait donné des cours du soir.

Le pare-brise vola en éclats, le parpaing blessa Roger à l'avant bras et lui démit l'épaule. Néanmoins, Roger fonça sans s'arrêter, prit toute la vitesse qu'il put et roula jusqu'à Blida. Nous le vîmes arriver chez nous tout ensanglanté et comme il n'était pas question qu'il retourne à Baraki, monsieur et madame Champion l'hébergèrent dans leur appartement et lui installèrent un lit pliant dans un coin de la salle de séjour.

Le mercredi 2 mai cependant, Roger voulut se rendre à Alger pour voir sa fille Micheline qui se trouvait encore en pension dans un collège de jeunes filles.

Roger envisageait de passer par Baraki afin de récupérer quelques documents et effets personnels dans le bâtiment d'école où il avait habité, avant d'arriver à Alger. Ma mère et moi l'accompagnâmes dans cette expédition hasardeuse et assez risquée.

A l'entrée du village de Baraki, près du bâtiment de l'école, nous fûmes arrêtés devant un barrage constitué de chevaux de frise, de barbelés, d'une camionnette bâchée et de trois énergumènes enturbannés à la mine patibulaire, armés jusqu'aux dents avec fusil mitrailleur, cartouchière, grenades offensives, baïonnette au canon et couteaux effilés accrochés à la ceinture... Nous crûmes ce matin là sous un soleil éclatant dans un ciel totalement bleu, que notre dernière heure était arrivée. Le long du bâtiment de l'école, près de la véranda, un corps était étendu face contre terre. Roger nous dit que ce corps était celui de son collègue adjoint. Nous étions tous les trois, blancs comme des draps sortis de la lessiveuse. L'un des types armés nous fit descendre et aligner à côté de la voiture, pointant vers nous son fusil et les deux autres eurent le même geste. Déjà l'un des types actionnait le cran de sûreté de son fusil. L'un d'entre eux s'approcha de nous, sembla reconnaître Roger, lui demanda en Arabe qui étaient cette femme et ce garçon avec lui.

« Des amis à moi », répondit Roger en Arabe. Ensuite Roger continua de leur parler en Arabe sur un ton qui semblait autoritaire et persuasif, accompagnant ses paroles de gestes et d'expressions visiblement très imagées, avec un certain humour, et cela impressionna les hommes armés. Puis ma mère s'approcha de l'un de ces hommes, le plus jeune, le regarda dans les yeux, lui parla comme s'il était son fils, avança sa main sur le canon de la mitraillette, usa de tout son charme et de toute sa féminité tant et si bien que celui qui devait être leur chef intervint, inspecta la voiture et finalement nous donna l'ordre de faire demi tour et de partir...

Lorsque nous arrivâmes dans le couloir d'entrée du collège de Micheline à Alger, nous fûmes accueillis par deux femmes du personnel de l'intendance et ayant raconté ce qui venait de se passer, l'on nous fit boire de grands bols de café noir afin de nous « remonter »...

Je pensai à ce moment là, à ce que j'avais lu dans la vieille bible de madame Champion, à propos de « miracles » et je me dis alors : « un miracle ça doit bien être comme ça... »