Alger, Tipaza et la « tchatche » de Roger

      Vers la fin de l'année 1961, les évènements et l'actualité prirent une nouvelle tournure, encore plus dramatique car nous pressentions le déchirement à venir, nous savions que la plupart des Français d'Algérie devraient bientôt gagner la France, ou se sentiraient contraints de quitter l'Algérie...

Micheline, la fille de Roger, Mireille Champion et moi, nous nous entendions très bien et nous trouvions souvent ensemble.

Roger aimant beaucoup sortir, voir du monde, aller en ville, regarder les vitrines de toutes sortes de magasins – ce qui plaisait fort à ma mère – nous fîmes ensemble, avec Micheline et Mireille que nous emmenions toujours en ballade, des sorties mémorables, animées et très gaies.

Entre mes deux copines j'étais si heureux, si inspiré dans tout ce que j'exprimais, que, à aucun moment et jusqu'au début du printemps de l'année 1962, je n'ai pensé à ce qui viendrait si nous devions quitter l'Algérie... D'ailleurs à ce sujet, mon père envisageait la possibilité de demeurer en Algérie après l'indépendance, tout comme certains « Pieds Noirs » ou Européens installés dans ce pays et n'ayant jamais été impliqués dans quelque action ou engagement...

Je vivais donc le présent avec intensité et émotion, comme si la vie devait toujours être ainsi...

Dans la voiture de Roger, une DS 19 noire, nous nous rendions à Alger, voir les grands magasins de la rue d'Isly ou de la rue Michelet (devenue actuellement rue Didouche Mourad).

Nous allions aussi à Tipaza, un haut lieu de l'antiquité, un site magnifique et « très romantique » au dire de ma mère ; sur la plage de Zéralda, à Chréa dans la montagne au dessus de Blida, et dans des villes de la Mitidja telles que El Affroun, Boufarik, Miliana... A chacune de ces sorties, c'était une vraie fête entre nous, un enchantement, et Roger nous faisait beaucoup rire...

Entre bien d'autres anecdotes, Roger nous racontait par exemple, que lorsqu'il avait passé son BS (brevet supérieur en 3 parties), examen équivalent à notre Baccalauréat actuel, il avait obtenu 20/20 en mathématiques, sciences, histoire et géographie, grammaire et explication de texte, mais qu'en dissertation, son « point faible », il avait eu la note de 1/20, car le sujet selon son propos « l'avait bassiné à mort » : la mode!

Dans la seconde année de son BS il avait été mobilisé pour la 2ème guerre mondiale, ayant été contraint de s'embarquer avec d'autres jeunes de son âge dans la Marine où il avait accompli un service de sept ans. Il participa à diverses missions aux Etats Unis d'Amérique, en Atlantique Nord, puis en méditérranée au moment du débarquement des Forces Alliées sur les côtes d'Afrique du Nord en 1942. Son bateau a coulé près d'Alger lors d'un accrochage assez sévère et il s'est retrouvé sain et sauf, l'un des rares survivants du naufrage, sur une bouée dans l'eau glacée de l'hiver. S'il resta dans l'armée autant d'années de sa vie, sept ans, c'est parce que le régime de Vichy, en France et en Algérie, avait évincé tous les Isralélites de l'administration publique. Roger était instituteur et d'origine Israélite, mais non pratiquant... A dire vrai, lui et la religion, « ça faisait pas bon ménage »! Il revint après la guerre dans son village, Berrouaghia, où il était né, puis fut réintégré dans la fonction publique, reprit son métier de maître d'école...

Il se présenta pour la 3ème partie de son BS à Bordeaux, car il n'y avait que là, dans cette ville, de tout le sud de la France, où l'on pouvait passer l'oral d'Arabe à ce niveau d'études...

Roger nous racontait donc tout cela, dans la voiture, de sa voix de tonnerre et avec cet accent d'Algérie chez lui très marqué ; ainsi que de nombreuses anecdotes relatives à son enfance à Berrouaghia.