C’était une bibliothèque pas comme les autres.

La bibliothèque océane.

La dernière bibliothèque avant l’Amérique.

La bibliothèque de Molis les Bains.

Tino et Girlie étaient les bibliothécaires.

Des bibliothécaires pas comme les autres.

Rien n’était « comme les autres », d’ailleurs, dans cette bibliothèque.

Ni les livres ni les amis des livres ni Clepsie la jolie barmaid – secrétaire…

Car il y avait un bar, un « caf’conc » dans cette bibliothèque océane.

Un bar et un écritoire.

Un écritoire pour les visiteurs inspirés.

A la bibliothèque de Molis les Bains si tu « rates ta vie intérieure » et que tu cherches à savoir s’il existe d’autres bibliothèques où l’on peut réussir sa vie intérieure, alors rends toi sur la plage et jette ta pensée au-delà de l’horizon, imagine les seules bibliothèques possibles après la dernière bibliothèque avant l’Amérique…

Ces bibliothèques ne peuvent être que des escadrilles de bouteilles à la mer, de bouteilles contenant un message.

Une telle escadrille de bouteilles contenant des messages, peut-elle vraiment exister ?

Peut-être… Si d’un bateau en plein océan, un passager à l’âme messagère jette des bouteilles en assez grand nombre... Des bouteilles contenant des lettres écrites à la main par exemple.

Mais les flots dispersent l’escadrille et de l’escadrille ne reste que l’image de l’escadrille dans de l’imaginaire.

Et même l’idée du passager sur le bateau, jetant les bouteilles dans l’océan, n’habite que dans une bulle d’imaginaire.

En général une bouteille à la mer contenant un message n’atteint jamais un destinataire… Sauf dans des histoires émouvantes et drôles de bouteilles à la mer.

Plus à l’ouest que la bibliothèque océane de Molis les Bains il n’y a donc pas de « bibliothèque escadrille » aux rayons flots de bouteilles messagères…

Mais cela fait du bien d’imaginer une « bibliothèque escadrille » même si l’on ne réussit pas sa vie intérieure…

Sur l’écritoire de la bibliothèque océane de Molis les Bains trônait un Livre d’Or.

Et sur un Livre d’Or on peut écrire des petites bouteilles, signer les bouteilles…

Des buveurs de bouteilles qui n’ont pas vraiment soif boiront le contenu de ces petites bouteilles.

Et rien de ce qui avait été rêvé par celui ou celle qui a écrit la petite bouteille, ne se passera dans le ventre du buveur.

Mais c’était empli d’espérance d’écrire une petite bouteille dans le Livre d’Or de Tino et de Girlie.

Clepsie derrière le bar décapsulait les bouteilles à boire, Tino rangeait les livres sur les rayons et tous les jours changeait les livres de place selon un programme établi en fonction de l’arrivée de nouveaux livres... Des livres qui avaient plu et replu…

Girlie racontait en quelques mots l’histoire de l’auteur du livre du jour et expliquait pourquoi l’auteur avait écrit ce livre.

L’on s’asseyait autour de Girlie et de Tino et, entre plusieurs amis ou visiteurs de la bibliothèque océane l’on faisait une lecture à haute voix de quelques pages du livre.

Cette bibliothèque « pas comme les autres » était devenue le « quartier général » de la petite Mimi, une fille un peu simplette du village voisin, Saint Justin les Mésanges.

Ce soir d’hiver où Mimi vint pour la première fois à Molis les Bains juchée sur son vieux vélo sans autre éclairage qu’un ruban phosphorescent acheté au « Lézard Lumineux » à la dernière fête du village, Mimi se rendit à la bibliothèque océane où l’on devait lire des contes…

Lorsque la petite Mimi prit place dans le hall d’accueil où l’on avait disposé des chaises de jardin, Girlie retraçait en quelques phrases le parcours difficile de l’auteur des contes. Et l’on eût cru, à l’écouter ainsi, Girlie, qu’elle était entrée dans la vie même de l’auteur.

La petite Mimi fut très émue, avisa l’écritoire avec son livre d’or ouvert... Et ce crayon qui invitait à parler en dessinant des mots…

Mimi dessinait les mots plus qu’elle ne les écrivait. Et lorsque le dernier conte fut lu, Mimi se dirigea vers l’écritoire.

Mimi avait imaginé une histoire de fourmis géantes très intelligentes qui s’étaient perdues le long de la plage et qui venaient d’un pays lointain dans le ciel… Les fourmis géantes étaient entrées dans la bibliothèque océane et avaient regardé les livres sans dire bonjour à Girlie et à Tino ni aux visiteurs de la bibliothèque.

Puis les fourmis s’étaient assises sur les chaises de jardin, émettant de petits chuintements bizarres, croisant leurs pattes comme d’élégantes jeunes femmes.

Alors Mimi dessina dans le livre d’or une dizaine de fourmis géantes, puis la tête de Girlie : une boule ressemblant à un globe terrestre avec deux mers bleues ovales, une grande montagne au milieu et une fracture de l’écorce terrestre en bas de la montagne. Tout autour de la boule Mimi fit un ciel roux tout bouclé de nuages de feu.

Pour Tino, Mimi eut moins d’imagination : elle fit un grand lézard vert debout sur une pile de livres. Et elle signa Mimi.

Ce qui plut tant à Mimi ce soir d’hiver où pour la première fois elle vint à la bibliothèque océane, fut cette atmosphère de convivialité et d’accueil. Les gens qui venaient là semblaient se connaître. Aussi Mimi n’avait-elle pas hésité à exprimer ce qu’elle venait de ressentir en particulier durant la lecture du conte du Chien Jaune, un chien qui suivait des personnes seules sur le quai d’un port et dont le poil jaunissait à chaque appel de corne.

Mimi disait que l’appel jaunissait d’une lumière pâle le silence sombre tombé dans la vie de la personne et que le chien s’habillait aussitôt de jaune et suivait la personne…

En réalité dans le conte, le chien jaunissait parce que l’appel de la corne évoquait pour lui ce naufrage dans lequel son maître, un homme seul passant son temps à peindre des ports et des bateaux sous un ciel jaune et qui vivait en ermite sur un vieux rafiot de pêcheur, avait disparu.

Un jour l’homme était parti avec le bateau sans son compagnon à quatre pattes afin de se rendre dans une crique connue de lui seul, dissimulée par une muraille de rochers et dont l’entrée n’était qu’une anfractuosité en forme de long insecte, située à l’extrémité de la muraille.

L’homme qui avait déjà exploré la crique, avait trouvé au fond une pierre ronde et lisse, brûlante au toucher, émettant une lumière pâle par intermittence : bleue durant quelques secondes puis jaune en un temps deux fois plus long… Très curieusement durant le temps de l’illumination, l’esprit de l’homme s’était ouvert et par le regard qui lui était venu, avait aperçu des paysages, un ciel, des animaux, de petits personnages, d’étranges habitations, des routes, des villes et toutes sortes de constructions lui paraissant totalement étrangères.

C’est durant le trajet du retour vers le port, alors que le bateau n’était pas encore très éloigné de la crique, qu’il y eut une voie d’eau et qu’en moins d’une minute le bateau sombra comme pris dans un tourbillon… L’homme disparut dans les flots et l’on ne retrouva jamais ni son corps ni le bateau…

Lorsque l’esprit de l’homme s’était ouvert, le chien demeuré sur le quai, attendant le retour de son maître, avait perçu nettement le son d’une corne de brume. Le maître n’étant pas revenu, le chien s’était éloigné, trottinant le long du quai, s’arrêtant parfois, la truffe tendue et ses flancs battant comme la toile d’une voile sous le vent. Mais la truffe sans l’odeur du maître et les flancs battant sans la cadence des pas du maître, devinrent un silence sombre de chien errant…

Et le même silence sombre, tombé sur l’un de ces passants le long du quai à chaque appel de corne, jaunissait comme s’il venait d’être traversé de lumière pâle. Le chien devenait jaune et suivait le passant…

Les amis de la bibliothèque océane, Girlie et Tino, les visiteurs venus ce soir là furent impressionnés par la réflexion de la petite Mimi.

Et la petite Mimi revint à la bibliothèque océane, le lendemain puis les jours suivants. Elle y passa désormais une grande partie de ses journées, y projeta sa vie intérieure, ses rêves, ses espérances ; s’imagina actrice, comédienne, marionnettiste, troubadour, conteuse d’histoires... Tout cela dans le sillage de Girlie et de Tino en compagnie de ses si chers amis de la bibliothèque océane. Mais elle ne savait rien Mimi, de ses amis, pas même leur nom… A la bibliothèque océane l’on se rencontrait au hasard de soirées organisées. Les gens qui venaient là n’étaient pas forcément les mêmes personnes déjà aperçues…

En fait les discussions, les contacts n’étaient que des instants vécus sans lendemain… Comme des chemins ou des routes qui se croisent à l’orée d’une forêt ou en bordure de paysages, les gens se croisaient ici, dans ce hall de bibliothèque mais ne poursuivaient pas ensemble leur route.

L’on sentait bien que la petite Mimi était un peu simplette en dépit de l’immensité de ses rêves et de la beauté de ses émotions. Un jour elle proposa une soirée de présentation de ses dessins, offrit gâteaux et boissons… Il ne vint que trois visiteurs. Tino et Girlie avaient complètement oublié la date de la soirée, ne s’étaient même pas dérangés de leur salon en arrière de la bibliothèque où ils semblaient absorbés dans des consultations de revues… Il est vrai qu’ils préparaient leur prochain grand voyage : en Amérique selon des « branchés » de la bibliothèque. Tino et Girlie devaient rencontrer un très grand auteur de romans d’aventures qui les introduirait dans le monde des Créateurs et des artistes en vogue…

Clepsie, la secrétaire – barmaid, servit d’hôtesse pour une si petite réunion à laquelle furent conviés quelques visiteurs de passage qui ne regardèrent même pas les dessins de Mimi mais engloutirent les gâteaux…

Mimi revint alors moins souvent à la bibliothèque océane et ne dessina plus dans le Livre d’Or.

Mimi écrivit une lettre à Girlie et à Tino, une lettre émouvante, simple et drôle qui n’eut jamais de réponse…

Mais dans un petit journal illustré, de fabrication artisanale, intitulé « Crayon Libre » et qui était distribué tous les mois dans le pays de Saint Justin les Mésanges il y avait à chaque numéro, un dessin de Mimi.

« Crayon Libre » déposé à la bibliothèque océane au milieu de toutes les revues de nouveaux livres, était parfois feuilleté distraitement mais l’on ne se souvenait pas vraiment de Mimi qui, depuis bientôt deux ans ne venait plus du tout à la bibliothèque océane…

Et c’est vrai que la petite Mimi « faisait un peu simplette » ! Juchée sur son vieux vélo de mémé, avec son ruban lumineux sous la selle, on l’aurait presque imaginée chargée de peaux de lapin devant le guidon… Ou de chiffons et de papiers.

Mais elle n’accrochait sur son porte bagage que des cartons à dessin.