LA PAROLE COULAIT ET SAUTAIT COMME L'EAU DES RIVIERES DE MONTAGNE

    Madame Champion était une femme humble qui souffrait de ne pas avoir eu plus d’instruction dans sa jeunesse, ayant quitté l’école très tôt. Dans l’intonation de sa voix, dans sa manière bien à elle de s’exprimer, dans son regard, dans ses expressions et ses gestes, elle était très attachante. Elle pouvait être très émouvante en dépit de sa vulgarité et de sa dureté intérieure.
Du matin jusqu’au soir elle fumait des « Bastos » sans filtre et avait en permanence la cigarette collée à ses lèvres. Elle criait sans cesse après son mari ou ses enfants, les traitant de « saligauds » lorsqu’ils lui donnaient à laver du linge trop sale, allant même jusqu’à tendre sous le nez de son mari et en l’insultant, des slips sales…
Mais l’appartement des Champion ressemblait à un « moulin à vent », un lieu de rencontres, d’allées et venues de voisins, d’amis, de connaissances et de « copains de copains »… Un lieu de convivialité, de discussions interminables et d’échange de nouvelles. L’on y prenait le café ou le thé, ou l’apéritif, pour un oui pour un non à n’importe quelle heure de la journée. De nombreux enfants accourus de tous les étages de l’immeuble, passaient et repassaient sans cesse. Lorsque survenaient des malheurs, des disputes familiales ou que l’on avait le cafard, alors l’on « débarquait » chez Champion… Et de même quand il y avait quelque chose à fêter.
Nano [Jean Jacques] l’aîné des trois garçons était turbulent, bagarreur et livré à lui même alors qu’il atteignait l’âge de quatre ans à la fin de l’année 1959. Il aurait tôt fait de constituer une bande dans l’immeuble et même dans le quartier… Aussi brut que sa mère il était cependant d’un caractère plus démonstratif et plus affectueux.
Son frère, Richard, était timide, effacé, d’un comportement capricieux et instable, un peu sournois et spécialiste des « coups en douce » mais d’une grande sensibilité.
Madame Champion vénérait sa mère et en sa présence elle faisait des efforts surhumains pour essayer de ne pas paraître trop vulgaire, de ne pas dire trop de cochonneries. Elle avait peu d’instruction, sachant tout juste lire et écrire avec difficulté mais s’ouvrait à l’actualité, à tout ce qui touchait à la connaissance de la vie, des gens, et en compagnie de ma mère elle découvrait un monde qui ne lui était pas indifférent. Cela nous émouvait et nous amusait parfois de l’entendre exprimer des idées ou des pensées qui lui étaient personnelles, dans son langage à elle, si truculent, si trivial, si imagé… En effet l’image symbolisant ce qu’elle voulait dire, s’inscrivait d’emblée dans son contexte particulier et s’imposait naturellement dans l’esprit de ses interlocuteurs.
La coursive elle aussi, était un « haut lieu » de communication. D’un bout à l’autre de chaque étage avec son carrelage noir et lisse, elle servait aux enfants de patinoire, de piste à trottinette et petits vélos. Durant la journée les portes des appartements demeuraient ouvertes afin de faciliter les allées et venues des voisins, des amis et connaissances et ainsi venait-on prendre l’anisette ensemble, demander un petit service, échanger des nouvelles, partager un petit moment de vie, se raconter des histoires…Et l’on « brodait », l’on en « rajoutait », cela n’en finissait plus, l’on éclatait de rire… Ou l’on pleurait quelques fois!
La parole coulait et sautait comme l’eau vive des rivières de montagne, naturellement, haute en couleurs, spontanée, sans hypocrisie et s’animait en toute simplicité sans que les uns ou les autres cherchent à monopoliser la conversation, même si d’aventure l’on « en mettait plein la vue » par pure fanfaronnade.
La vie était ordinaire, le quotidien sans magie mais chaque moment passé ensemble était intensément vécu.
A l’entrée de certains appartements dans les étages, en particulier chez des familles Algériennes, l’on avait purement et simplement enlevé les portes et tendu des bouts de tissu, des tentures colorées ou des rideaux de corde tressée. De toute manière les gens étaient si pauvres qu’il n’y avait rien à voler!
Si par miracle quelqu’un avait réussi à se payer la télé, tout l’étage en profitait.
Et la cage de l’escalier et de l’ascenseur était non seulement un lieu de passage et de communication entre les étages mais aussi un « marché », ou un espace culturel et artistique si l’on peut dire… Les murs servant d’écritoire ou de planche à dessin. Garçons et filles de l’immeuble… Et jeunes adultes également, rivalisaient de créations littéraires, d’inscriptions originales, de graffitis et de fresques démentielles. Des commentaires « épicés », des réflexions comiques, percutantes ou obscènes s’étalaient partout jusqu’aux sous sols, dans les couloirs des caves où il se passait « des choses innommables »…