TITIN LE LAPIN

    « Nano » [Jean Jacques] le premier fils des Champion était né le 31 janvier 1956. Venaient ensuite Richard né le 7 mai 1957 puis le dernier « Bilou » [Philippe] né le 29 Août 1959.
Monsieur Champion en Algérie avait accepté de prendre en charge la vieille maman de madame Champion qui ne parlait que l’Italien et prisait tant et si fort que ses narines en étaient tuméfiées et rougies comme des larves de doryphores.
Très vite le soir après mon retour du lycée ainsi que les jeudis, les dimanches et les jours de vacances, je me mis à passer plus de temps chez les Champion que dans notre appartement…
Notre loggia et la leur étant contiguës il suffisait de se pencher légèrement pour se parler d’un balcon à l’autre. L’on aurait même pu enjamber le large rebord du balcon   et passer chez l’autre, si toutefois l’on n’avait eu peur du vide…
Je fis donc la connaissance de Mireille, par des « bonjour » et des conversations de loggia qui ne durèrent qu’un jour ou deux…
Chez Champion c’était « le camp volant » : des bassines de diverses tailles et cabossées pour la plupart d’entre elles, traînaient un peu partout dans chaque pièce, emplies de linge à laver, de jouets cassés ou d’objets de toute sorte. La serpillière et le balai à brosse se trouvaient n’importe où sur le carrelage aussi bien au milieu de la grande salle à manger - salon que dans une chambre ou dans la cuisine. Dans tous les coins et recoins de chaque pièce s’amoncelaient empilés ou encastrés, des cartons de journaux, de vaisselle, d’ustensiles ou de provisions alimentaires et même de la vaisselle sale, propre ou cassée posée à même le sol. La salle de séjour, d’une grande surface tout de même, ressemblait à l’intérieur d’une salle de café de quartier pauvre. Et dans les chambres le désordre était indescriptible!
Bilou, le bébé, ne cessait de crier après le biberon et s’agitait dans une caisse à roulettes fabriquée par monsieur Champion. La vieille maman se tenait tout le temps assise sur une chaise brinquebalante peu confortable et ouvrait toutes les cinq minutes sa boîte ronde en fer contenant du tabac à priser, se fourrait sous le nez une bonne pincée qui la faisait éternuer… La plupart du temps, du matin jusqu’au soir elle s’installait devant la porte d’entrée (qui n’était jamais fermée et « matérialisée » par la présence d’un rideau de bandes multicolores plastifiées), et elle s’accoudait sur le rebord du balcon de la coursive… Elle ne parlait que l’Italien, un peu d’Arabe et quelques mots de Français.
Il y avait aussi « faisant provisoirement partie de la famille », un « locataire » nommé Titin », un lapin blanc et cendre qui galopait partout, se comportait comme le chat de la maison s’il y en avait alors eu un, égrenait ses chapelets de crottes rondes sous les lits et plus particulièrement sous le lit qui dans la journée servait de divan ou de canapé dans le salon - salle à manger. Et au beau milieu de cette pièce toujours grande ouverte sur la loggia, trônait une immense table, la même table que celle des Figeac à Cahors… Cette table monumentale constituait un « haut lieu » de convivialité, en permanence chargé de bouteilles, de verres, d’une cafetière et d’une théière, de bols, d’assiettes contenant de petits gâteaux, de vaisselle sale et de journaux ou revues…
Dans l’appartement des Champion l’on n’apercevait pratiquement aucun meuble car l’on était trop pauvre, mais par contre de nombreuses étagères en planches supportant cartons, caisses, vêtements, livres, vaisselle et objets utilitaires…
Lorsque pour la première fois durant ce mois de décembre 1959 je pénétrai dans cet appartement, invité par Mireille à m’asseoir autour de la grande table, et que je me sentis si bien accueilli dans cet univers familier ; ce qui m’étonna et m’émerveilla ce fut qu’ici, la vie, la réalité, le vécu, tout cela vous « prenait directement aux tripes » de telle sorte que l’on se sentait « vidé » de toute angoisse métaphysique, de toute préoccupation de l’ordre ou du sens du monde, de toute interrogation sur le « devenir » de ce que l’on vivait… Ici tout était cru, brut et vrai, sans contrefaçon, sans hypocrisie, sans fioritures mais étrangement beau et émouvant… L’ordinaire parfois, que l’on associe tout naturellement aux contraintes, aux laideurs et à tout ce qui se répète de la vie, peut paraître « sublime » lorsqu’il est « transcendé » par ce qui émane du cœur et de l’esprit même des gens…  
 Madame Champion n’était pas une femme très affectueuse. Son visage, son expression et son regard révélaient la marque profonde et indélébile de toutes les duretés et de toutes les épreuves qui avaient été celles de son existence avant de  rencontrer son mari. Elle était très crue, très vulgaire dans ses propos comme dans son comportement ou dans ses rapports de communication. Mais ce n’était pas une vulgarité qui pouvait choquer ou blesser parce qu’elle était tellement authentique, tellement nature… Et si cocasse par moments, que l’on l’acceptait en définitive telle qu’elle était.