C’était l’un des trois SDF du pays, Rodolphe, le plus timide, le plus discret, le plus propre. Il ne tendait jamais la main aux portes des Supermarchés, à l’entrée des églises ou des établissements publics tels que la Poste ou la Perception. Il sonnait à la porte des maisons, demandait seulement aux gens s’ils voulaient bien à l’occasion, avoir recours à ses services car il savait faire beaucoup de choses : petites réparations, entretien, jardinage, terrassement, bricolage…

Il se déplaçait en vélo, avec un énorme sac à dos, et une petite carriole attelée à son vélo. Il déambulait chaque jour, d’un bout à l’autre de la ville, dans les villages environnants, et par périodes irrégulièrement espacées dans le temps, il disparaissait, une ou deux semaines, parfois plusieurs mois…

Un jour, il fut invité à dîner dans une bonne maison, chez des gens très conformistes et très respectables mais très gentils. Un intérieur « tiré à quatre épingles », avec du mobilier sobre mais de bon goût, le genre de maison où l’on regarde deux fois avant de poser un pied devant l’autre… Le couvert était mis, une nappe blanche, des verres à pied, de belles assiettes, et le pain, finement coupé en tranches égales, déposé dans une petite corbeille en osier.

La conversation allait bon train, on parlait de l’air du temps, et Rodolphe, la serviette sur ses genoux, buvait le vin du maître à petites gorgées, puis coupait délicatement sa tranche de pâté. Un énorme pot de moutarde, format familial, avec une étiquette à moitié déchirée, trônait, presque vide, strié de longues traces brunes, bien grasses, au milieu de la table, le couvercle posé à côté de la bouteille de vin. Une odeur douceâtre issue du bocal se mélangeait aux senteurs des fromages découverts et réduits à l’état de lambeaux dégoulinants.

« Rodolphe, un peu de moutarde sur votre choucroute, voulez-vous ? »….

Il n’entendit qu’à peine la proposition formulée par la grande dame bien habillée, en face de lui, et s’empressa de vider son verre de vin. Comment eût-il pu oser dire à la maîtresse de maison qu’il n’aimait pas la moutarde, et encore moins la grosse moutarde jaune de ménage, plantureuse et familiale, servie sur la table en énorme bocal ouvert à tous les coups de petite cuiller ?

L’on peut être SDF sans pour autant apprécier outre mesure la choucroute, les fromages qui coulent, les terrines en petits pots de verre achetées au Leclerc ou à l’hypermarché, les haleines chargées soufflées par des bouches avec le son de la voix.

Dans le petit chalet abandonné où il a élu domicile, Rodolphe possède l’eau courante, à la sortie d’un tuyau en plastique, une eau qui n’arrête pas de couler et qui vient tout droit de la montagne au-dessus du chalet. Il peut se laver en plein air, sans risque d’être surpris par ses voisins les plus proches habitant à plus de trois kilomètres de là.

Il enferme ses provisions dans une grande boîte en fer blanc : de gros biscuits vitaminés à la farine bise, quelques clémentines ramassées sur les marchés, des pommes, un saucisson à l’occasion, et, dans une vieille glacière rafistolée, il entrepose des bricks de lait et de jus de fruit. Il dort dans un épais sac de couchage, lave ses vêtements et son linge à l’eau courante et les frotte au savon de Marseille, puis les met à sécher sur les branches des arbres.

Il a même creusé sa tombe, pour le cas où il viendrait à disparaître, une grande fosse rectangulaire de un mètre cinquante de profondeur, protégée par quatre dalles en béton récupérées sur un chantier. Et comme il a toujours été prévoyant, dans une poche de sa vareuse, avec ses papiers, il y a une lettre… « Pour quand on le trouverait mort » : « Je ne dois rien à personne… Le pire, dans la solitude, c’est le regard des autres, surtout le regard des femmes, pour moi qui suis un homme… Lorsque j’aperçois une femme très vieille, je la regarde comme si elle était ma mère. Quand je vois une femme de mon âge, il me semble que c’est ma femme ou ma sœur. Et quand je croise le regard d’une jeune fille ou celui d’une fillette, c’est ma fille que j’aperçois. Cependant, je n’ai jamais eu, de toute ma vie, ni mère, ni sœur, ni femme ni fille… Je voudrais être enterré là où j’ai fait mon trou. Et je lègue à mon notaire seulement la peau de mon trou de bale »…

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