Démostène est un bambin de quatre ans, tout seul dans la grande maison familiale…

Papa avait fermé les placards à clef, caché la pharmacie, barricadé la porte de la cave et celle du grenier. L’enfant pouvait aller à sa guise dans toutes les pièces de la maison. Il n’y avait ni boîtes d’allumettes, ni clou, ni objet pointu à portée de sa main.

Mais dans le salon, tout au-dessus d’une haute commode, trônait un aquarium avec de jolis petits poissons que maman avait payés très cher…

Hardi, Démostène, et bouillant comme un pot de soupe sur une plaque électrique rougie, il empile sa grosse boîte de cubes, un petit tabouret, un wagon de bois de son train, et se hisse au niveau de l’aquarium… Il plonge l’une de ses mains dans l’eau, attrape les poissons, puis les jette, un à un, dans une grande bassine qu’il a récupérée sur l’évier. Les poissons nagent, frétillent, tournent en rond…

Comment ça pleure, un petit poisson jaune et bleu, avec des nageoires en dentelle et de la lumière sur le dos ?

Démostène a repéré une bonbonne avec son bouchon de liège, dans un coin de la cuisine. Maman avait fait du vin de noix, jeudi dernier… Papa n’avait pas bien refermé les portes du bas du placard sous l’évier. Et là, oh miracle ! s’alignaient trois ou quatre bouteilles à étoiles emplies de vin rouge, le vin que l’on boit tous les jours à table parce que n’ étant pas riche, l’on n’achète que rarement du vin bouché.

Maman, après avoir transvasé le vin de noix dans des bouteilles qui, elles, étaient rangées dans la cave, avait rebouché la bonbonne car il restait un fond.

Démostène fit sauter le bouchon de liège, et vida dans la bonbonne les bouteilles de vin rouge. Puis il remit le bouchon qu’il enfonça à peine. Il colla sur son ventre la bonbonne, le goulot pointé vers le bas, puis la brandit comme un énorme pénis et s’approcha de la cuvette. Il fit sauter le bouchon et le vin se répandit à flots dans la bassine.

Lorsque papa et maman revinrent dans le milieu de la nuit, ils aperçurent la bassine, les poissons morts, ventre affleurant à la surface.

Le petit Démostène, très content de lui, expliqua à ses parents ce qu’il avait fait : « J’étais un vieux pédophile exhibitionniste, les poissons étaient des petites filles, et je pissais tout rouge… »

Maman, qui trouvait que la maison était trop petite, pas assez belle, trop perdue dans la campagne, et que son petit garçon passait trop de temps à faire des dessins ridicules, avait acheté ces poissons parce que le vendeur lui avait dit qu’ils étaient rares et qu’on ne les pêchait qu’en Tasmanie… Maman aimait les chanteurs à la mode dont on se rappelle tout de suite le nom, les vedettes de la télé, les grands auteurs, les as du Show-Biz et la culture générale du promoteur qui nous avait remis les clefs de notre maison.

Le jour du vin de noix, elle avait signé un prêt bancaire de cinq ans pour acheter un tableau d’un peintre célèbre. Le tableau, accroché dans le salon au dessus du canapé, avait détrôné le beau dessin de Démostène, qui n’avait jamais fait rire personne, et qui représentait un car de papys et de mamies arrêté devant un Mac Donald.

En 2077, une arrière petite fille de Démostène ouvrit un vieux carton ficelé, couvert de moisissure et de poussière, qu’elle venait de dénicher sous un amoncellement de caisses et d’objets hétéroclites, dans le grenier de sa maison.

Ce carton contenait tous les dessins de Démostène. Des dessins que personne n’avait jamais vraiment regardés, qui dormaient depuis quatre ou cinq générations, et que l’on avait cependant conservé…

Une cousine de Démostène les avait récupérés, lorsque la maison fut vendue. En ce temps là, autant que l’on se souvienne, la cousine Elisabeth était la seule personne de la famille qui se marrait en regardant les dessins. Elle disait : « Si Démostène, tout petit, n’avait pas eu cette idée de « pisser rouge » pour faire peur aux poissons que dans sa tête il voyait comme des petites filles, il n’aurait jamais, par la suite, traduit par ses dessins, les rêves interdits, ni dépeint à sa façon les situations les plus drôles ou étranges dans les quelles les gens se débattent ».