Il est presque 18 heures quand la Blue Star s'arrête devant le hangar de Fernand, dans le petit port de Brigneau. Les deux femmes sortent de la voiture, Odile ne manquant pas de faire part à Muriel de son étonnement de voir le hangar fermé.
– J'aurais bien parié que tous les deux eussent été encore là, tels que je les connais. Maurice devait en avoir assez de jouer les 'marines' et de se faire renvoyer à la mer toutes les cinq minutes. C'est qu'il est devenu habile, à ce jeu, ce sacré Alain, et avec les 'panzers', il arrive à bien manœuvrer maintenant.
– Tu dis ça, mais comment sais-tu quel camp ils choisissent ?
– C'est qu'Alain, s'il prend le camp des alliés, il a tout de suite le mal de mer.
– Ah, dommage, j'aurais bien aimé les voir jouer. Et où penses-tu que nous allons les trouver ?
– À tous les coups ils sont chez la mère Yvonne, là-haut, au Bar du Port. Viens, c'est à cent mètres.


Maurice et Alain sont bien là, à une table, jouant aux cartes. Odile salue Yvonne, lui présente Muriel et toutes les deux se rapprochent des deux joueurs.
– Ben j'commençais à croir' qu'y vous avaient enchtibées, vous aussi, dit Maurice en levant la tête.
– Mieux que ça, mon chéri, tu devineras jamais. Muriel et moi avons failli éclater de rire au moment de sortir.
– Prenez la peine, toutes les deux. Yvonne va bien vous servir kek' chose. Et tu m'racontes, qu'est-ce qu'y a d'drôle, un chinois qu'est flotté ?
– Non, mon chéri, le chinois, on n'en a pas parlé, mais je te raconterai plus tard.
– D'toutes façons, Sébastien y m'avait prév'nu, le noiche, j'le couche. Alors, couché, au paddock, qu'est-ce tu veux, c'est la tricoche des orfèvres qui pourra la décarrer, s'te charrida.
– P'pa, Sèb y t'avais dit « le noiche, j'le couche » ?, c 'est ça k't'as dit ?
– C'est ça mon grand, c'était son pote, y pouvait bien l'accompagner dans sa piaule.
– Mais p'pa, c'est comme moi, avec les 'Panzers', les 'marines', j'les couche. Si j'les couche, c'est que j'les fume ou que j'les plombe. Tu d'vrais apprendre à causer comme tout l'monde, toi aussi p'pa. Maman, el' t'la déjà dit.

C'en est assez pour Odile.
– Madame Yvonne, ne vous dérangez pas, Muriel et moi nous ne restons pas.

Maurice pâlit.
– M'man, attends-moi, j'viens avec vous.
– C'est ça Alain, vas-y, j'vous r'joins dans une minute.

« Merde, et y faut k'ce soit un môme qu'y m'apprenne à causer. J'y en débagoul'rai, moi, des coupures ! Bordel ! Et s'qu'est sûr, c'est k'c'est bien Sébastien qui l'a rectifié, ce 'noiche' de mes deux, et j'me d'mande bien s'qui les a déboyautés, les meufs chez les bleus. El'm'dira ça s'soir, ma puce. Putain, c'est long, mariner un sorgue ! »

Maurice se lève enfin de table. Machinalement il salue Yvonne, pousse la porte et redescend, tel un automate, jusqu'à la voiture. Odile lui a laissé la place pour conduire.
– Non ma puce, tu r'prends l'volant, moi j'reste derrière.
– Ne t'inquiète pas comme ça, mon chéri. Je te promets que tout va bien. Pense à autre chose. À tout ce qui nous reste encore à faire, n'est-ce pas Muriel ?
– Ca, tu l'as dit, Odile. À ce que j'ai compris, depuis mon arrivée parmi vous, je ne comprends pas comment vous pouvez assumer toutes ces affaires. Ce doit être bien lourd, mais combien passionnant. Et si nous demandions à notre cher petit Alain qui a gagné au 'débarquement de Normandie' ?
– Ben c'est moi, M'dame, j'les ai tous refroidis, les 'marines' à p'pa.
– Alain, t'oublies k'j'avais encore des péniches qu'elles avaient pas débarqué.