– Madame, vous savez que c'est dimanche et le Commissaire n'est pas là, il faudrait rappeler demain si vous voulez lui parler.
– C'est à dire que, comment vous dire, c'est demain que nous devons donner des nouvelles de mon fils adoptif Sébastien à Monsieur le Procureur, et il paraît qu'il serait ici depuis hier matin, n'est-ce pas ? C'est tout au moins ce que nous avons appris à son école, l'école Saint-Joseph, dans la Ville Close.
– Je vous demande une minute, je vais voir si quelqu'un peut vous recevoir. Ah, dites-moi, c'est comment votre nom ?
– Madame Le Menech et Madame Girardin.
– Alors, et vous, Madame Girardin, c'est pourquoi ?
– Oh, je suis, si vous voulez, c'est moi qui ai proposé au juge le placement du jeune Sébastien auprès de Monsieur et Madame Le Menech et je suis un peu responsable de sa situation, comprenez-vous ? C'est ce qui m'a amenée à venir de Paris.
– Très bien, vous voulez-bien attendre un moment ?

Odile et Muriel attendent sur le trottoir, dix bonnes minutes. Une voiture s'arrête devant le poste de police. Un homme d'assez petite taille en descend, traverse le trottoir et disparaît par un pas­sage situé sur le côté du poste. Quelques instants plus tard le brigadier de service rouvre la porte et invite Odile et Muriel à entrer.
– L'OPJ va vous recevoir, veuillez me suivre.

Les deux femmes sont conduite vers le bureau où elles recon­naissent l'homme qui venait d'arriver en voiture. Il se lève.
– Lieutenant Le Goff, bonjour Mesdames, asseyez-vous donc. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
– C'est à propos de mon fils, Monsieur, le jeune Sébastien, il paraît que vous êtes venus le chercher à l'école Saint-Joseph, hier matin.
– Ah, ce petit voleur, oui en effet, il est bien ici, et il y restera jusqu'à la venue du juge pour enfants, en principe demain. Mais puis-je voir vos cartes d'identité ?

Les deux femmes présentent leur carte.
– Voleur vous avez dit, Monsieur ? Mais alors, cette histoire de jeune chinois qu'on aurait retrouvé noyé dans le port, nous avions peur que...
– Vous avez raison, Madame, dit l'officier tout en tripotant les deux cartes entre ses doigts, l'air embarrassé. Mais dites-moi, j'espère que mon collègue, le brigadier Hamon qui vous a ouvert, ne m'a pas fait déranger à cause de ça, que vous avez peur pour votre Sébastien ?
– Mais je voulais dire que j'avais peur que vous le considériez comme fautif dans cette triste affaire.
– Madame, nous n'en sommes qu'au début de cette enquête. Nous savons que le jeune homme qui a été trouvé dans le port était le meilleur ami de votre fils. C'est du moins ce que nous a dit le directeur de son école. Il est bien normal que nous l'interrogions. Il est possible qu'il ait été témoin des derniers faits et gestes de ce jeune asiatique.
– Oui, en effet Monsieur, et alors ? Vous a-t-il appris quelque chose ?
– Non, absolument rien. Et nous avons décidé de le raccompa­gner à Saint-Joseph. D'autant plus que certains de mes collègues l'ont vu hier matin, se donnant beaucoup de mal pour transporter des caisses déchargées d'un bateau. Il est certain que c'est un garçon serviable. Mais il s'est farouchement opposé à son retour à l'école, prétextant que ce genre d'accident pouvait arriver à n'importe quel autre élève, que cette école était la pire des prisons, que pour rien au monde il n'y retournerait. Il était très triste d'apprendre la disparition de son meilleur ami. Et d'ailleurs il est encore très triste, à tel point que jusqu'à aujourd'hui il a refusé toute alimentation.
– Mais enfin, alors, pourquoi le gardez-vous ? demande Muriel Girardin. Que vais-je dire à Monsieur le Procureur, demain à Paris ?
– Madame, vous comprenez bien que nous ne pouvions pas laisser un garçon qui n'a même pas dix ans entamer une grève de la faim.
– Je comprends bien, Monsieur, reprend Odile, mais alors, que comptez-vous faire ?
– Madame, nous ne vous avons pas attendu pour mettre fin à cette situation. Vous savez sans doute que votre fils avait été l'auteur d'un vol, le soir de la 'fête de la mer', au début du mois. Un appareil photo qu'il avait dérobé à un journaliste.
– Oh, cette affaire ! Mais vous savez bien que mon mari l'avait immédiatement rendu, cet appareil.
– Oui, je sais bien tout cela puisque c'est à moi même que votre mari l'avait remis, cet appareil. Et j'avais même fait retirer la plainte qui avait été déposée par la victime. Mais figurez-vous que c'est la seule façon que nous avons trouvée pour lui redonner de l'appétit, le rendre coupable d'un méfait. Je peux vous dire que ça l'a calmé d'un seul coup. Il a avalé son petit déjeuner sans broncher.
– Alors pouvons-nous le voir ? Lui dire au moins bonjour ?
– Non Madame, comprenez-moi bien. Ce garçon est maintenant convaincu d'être coupable. Il a demandé à être jugé. Nous n'avons plus d'autre solution que d'aller jusqu'au bout de cette démarche. Le juge, ou quelqu'un qui se présentera à lui comme juge pour enfants, viendra le voir demain. Il faudra alors décider de ce qu'on fera de lui. Il est clair que nous ne pouvons pas le garder indéfiniment.
– C'est clair en effet, Monsieur. Si vous permettez, je pense que mon mari aurait une suggestion à vous faire. Il avait pensé un moment à placer Sébastien dans l'école spécialisée des marins pêcheurs.
– Eh bien dites à votre mari qu'il vienne ici demain matin. Il pourra nous expliquer ce projet et nous aviserons.
– Bon, je lui dirait cela. Je suppose que nous n'avons plus rien à vous demander ? Madame Girardin, vous pensez aussi que nous en avons fini ?
– Ma foi, je pense que Monsieur Le Goff a eu un très bon réflexe en agissant de cette manière et j'en suis bien heureuse. Je transmettrai tout ceci demain à Monsieur Marchand.
– Monsieur Marchand ? interroge Le Goff.
– Ah, pardon Monsieur, oui, Charles Marchand, c'est le nom du procureur qui suit l'affaire de Sébastien, à Paris.
– Bon, très bien. Alors, il me reste à vous souhaiter un bon dimanche. Je vous raccompagne.
– Merci Monsieur, et excusez-nous pour le dérangement. Au revoir Monsieur.

L'OPJ referme la porte. Dans la rue, sur le trottoir, deux femmes se retiennent d'éclater de rire... jusqu'au parking du quai Carnot. Mais là, regardant l'heure à l'horloge du beffroi, elles décident d'aller déjeuner avant de repartir à Moëlan.
– Le Vauban, ça vous dit ? demande Odile.
– Le Vauban, parfait. Mais vous pouvez me tutoyer maintenant. Après cet entretien que l'on n'imaginerait même pas au cinéma, il me semble qu'on peut se dire 'tu', non ?
– Oui Muriel, on peut. Allez viens !