CARCASSES
Lundi 1er août 2005, 20h25. Assis au volant, je tourne la tête à gauche et
vois l'autre voiture, à deux mètres à peine... Je repense au grand-père de
mon ex pour qui tout était carcasse.
Dès 1971, après mon service militaire à Toulon pendant lequel nous nous
étions mariés, nous allions régulièrement rendre visite à ses grands
parents... Lui était petit, mince,..une couronne de cheveux quasi-bénédictine
marquaient son tempérament volontaire et débordant de bonté... Chaque
matin, après leur retour de la messe, il ramassait le journal glissé sous la
porte..., Nous venions nous asseoir près de lui... Alors il ne s'écoulait pas
trente secondes avant qu'il prononce ce mot, carcasse.
Pour des fait divers : les trois cosmonautes de Soyouz meurent pendant
leur retour sur Terre...
Mais carcasses aussi étaient des événements graves et des faits
marquants : la nouvelle escalade de la guerre au Vietnam fait plonger aussi
le Cambodge...
Nous allions à La Baule deux ou trois fois par an. Et après le décès de sa
femme, il avait ses habitudes dans un restaurant voisin.... Nous y dînions
chaque soir... et sitôt la soupe servie, tout redevenait carcasse.
...il avait eu à diriger, pendant la guerre de 14, une usine de munitions au
Creusot. Mais il nous parlait surtout de Verdun où les obus étaient expédiés
mais où lui n'alla jamais. Beaucoup de ses camarades y avaient été tués,
trois étaient des gueules cassées, aucun autre n'était encore vivant. C'était
comme s'il les remplaçait, ses camarades restés dans cette indescriptible
boucherie. La vie, la mort, quelle différence ? Etait-ce l'attente du Royaume
? La spiritualité du détachement ? ... ...Trente cinq ans ont passé et
carcasse, ce mot si banal, si insignifiant, s'est incrusté en moi graduellement
et à chaque étape il retentit de plus en plus fort.
J'avais gardé ce mot comme on garde un secret. Le dire aujourd'hui, c'est
prendre plaisir à retrouver des souvenirs, peut-être embellis, des moments
intenses, parfois agréables, parfois douloureux, et aussi des questions
restées sans réponse. C’est relire mon histoire et parfois celle des autres.
Au total, c'est comme un cahier de découpages avec toutes sortes
d'images... Je les ai rassemblées pour soulager les souffrances de
mourants, des amis chers, ceux de mon âge qui ont, de la même époque,
d'autres souvenirs que les miens, qui ont fait d’autres voyages, pris d’autres
routes, vécu d'autres épreuves. J'aimerais aussi leur dire :
– Attendez, espérez, vous aurez encore du bonheur !
De ce fait, ce mot n'appartient plus au monde des abattoirs et de la
boucherie, mais à celui du vivant, du chercheur. L'important, ce n'est pas ce
qu'on voit, mais ce qu'il y a dedans. D'abord, en effet, tout est carcasse, ce
qui vit est à l'intérieur.
...lundi 1er août,... Quand le gendarme, après avoir fait le tour de la voiture
et même fouillé le bosquet voisin, finit par crier à son collègue qu'il n’y a pas
d'occupant, je me sens immédiatement et immensément soulagé, libéré
même. Pendant le grand saut, entre l'instant du choc à 130 à l'heure
jusqu'au moment où la voiture s'arrête enfin, après quelques tonneaux, dans
le fossé qui borde l'autoroute et juste derrière la carcasse de cette voiture, je
n'ai qu'une pensée, "je viens de tuer des gens". Au moment soudain où elle
m’apparaît, je sais que c'est fini pour moi mais je ne pense pas une demi
seconde à la mort, ni à la mienne, ni à celle de mes trois passagères. Je
sais par expérience que quand la mort survient brusquement on revoit en
une fraction de seconde toute sa vie, sa femme, ses enfants, des scènes de
bonheur… Je viens de tuer des gens est ma seule pensée, obsédante.
D'ailleurs je me rends compte immédiatement que tout va plutôt bien pour
nous : ma belle-fille, allongée derrière, me demande seulement pourquoi
nous sommes arrêtés. Sa mère, qui a déjà ouvert sa portière et sorti le bébé
de son cosy, fait les cent pas le long du fossé avec la petite Lisa dans les
bras....
J'ai bien aimé que la mère de Mia..., vienne se promener jusqu'à Clamart
et s'approvisionne en plantes grasses.. qu'elle ne connaît pas en Corée... et
de mettre sa main verte dans notre jardin, ce jardin qu'en dépit de sa
richesse botanique je n'ai pas assez entretenu depuis mon ablation de
l'estomac, l'été d'avant. Pour enlever l'estomac ..., le chirurgien avait dû
m'ouvrir entièrement l'abdomen et en couper pas mal de muscles. Ils se
refont bien, petit à petit, pour maintenir la carcasse, mais la terre est si
basse.
Au début on aimait faire chanter la vie
Et après on ne vit que de chansons d’amour.
La vie, ce n’est pas celle qu’on a déjà perdue,
C’est celle de demain qui fait chanter l’amour.
Nos premières chansons faisaient aimer la vie
Et la vie de demain fera chanter l’amour.
Les anciennes chansons faisaient goûter la vie
Mais la vie d’aujourd’hui nous fait chanter d’amour
Ils avaient tous pour nous beaucoup d’amour en reste
Et même auraient voulu y ajouter un zeste.
Tout ce qu’ils ont donné sans qu’on s’en aperçoive,
Ces cadeaux, il faudra qu’un jour on les reçoive.
Mais bien d’autres aussi en espéraient sans doute
Et ils attendaient là, just’au bord de la route.
On est passé devant sans les apercevoir
Et c’est toute la vie qu’il faut reconcevoir.
Laponie ou Mont Blanc, ou Kilimandjaro,
Il faut tout expliquer, tout reprendre à zéro.
... mon crash en avion m'a blessé, handicapé même, et j'aurais bien
préféré l'éviter, mais il m'a aussi collé une étiquette, celle d'un invalide du
travail, suffisamment visible pour me donner droit à une retraite pleine à
l'âge de 60 ans...
Quoi faire ? La question ne s'est pas posée. Le jardin a besoin
d'entretien..., Alain M. me sollicite comme partenaire de bridge, Michel G.
pour le golf, Elisabeth et moi faisons partie d'une chorale, beaucoup de
livres m'attendent et les travaux dans la maison ne manquent pas....
Pourtant je voudrais continuer de rendre service, comme bénévole. Une
affichette, dans l'entrée du Centre M. – là où nous allons régulièrement à la
messe – demande des volontaires... L'idée me vient de lui proposer mes
services : gestion, communication,... ou n'importe quoi que la carcasse ne
m'empêche pas de faire. L'accueil a besoin d'un complément de main
d'oeuvre ? Va pour l'accueil. Répondre au téléphone, inscrire les retraitants...
tout cela dans une atmosphère qu'on ne peut rêver plus calme..., c'est plus
qu'un service pour les autres, c'est une chance pour moi...
Au printemps 2004, je refais un petit potager...mais j'ai de plus en plus de
mal à manger... La carcasse refuse la nourriture. Un confrère d'Elisabeth me
prend en hôpital de jour au début de juin : la fibroscopie montre un ulcère
important à l'estomac ...mais aucune cellule maligne. Le traitement prescrit...
pourra soigner cet ulcère. Mais très vite la douleur me tenaille, très vive. Je
suis hospitalisé en juillet. Deux semaines... sous morphine. On découvre
cette fois des adénocarcinomes. Il faudra m'opérer...Le Docteur Z m'opère le
16 août, par gastrectomie. Je me rétablis très vite...
A la maison, les fraises ont été cueillies, mais les tomates continuent de
pourrir... Et maintenant nous sommes deux, Elisabeth et moi, à devoir faire
face. Elle souffre plus que moi. Alors, poursuivre par un traitement qui sera
obligatoirement fatiguant ? La chimiothérapie ? La radiothérapie ? Je
consulte plusieurs spécialistes. Le Professeur R. verrait bien compléter ses
statistiquesen m'appliquant un traitement expérimenté aux Etats-Unis... Un
autre éminent spécialiste me laisse comprendre que des risques existent, à
entreprendre ces traitements.... Je peux tenter ma chance en ne faisant
rien... C'est à moi de choisir.
Je choisis la santé.... je ne pourrai pas prendre de repas normaux, il faudra
fractionner... ensuite je retrouverai un rythme normal. Rester en bonne
santé pour aider Elisabeth à retrouver, elle aussi, une meilleure santé.... Et il
y a tout à faire à la maison. Le jardin attendra... Plus d'alcool ? L'eau est
bonne.... Ne plus fumer ? Ce sera dur, il faudra que je me fasse aider, mais
à la maison on ne fume pas, au bridge on ne fume pas, en voiture on ne
fume pas, au Centre M. on ne fume pas. Alors rester à la maison...continuer
le service d'accueil à M., et augmenter aussi la fréquence des prières ...(à
l'église on ne fume pas)....
En février, Mia accouche d'un second enfant, Lisa... Comme elle l'avait
fait après la naissance de Maxime, sa grand-mère viendra de Corée pour
faire sa connaissance... puis ils nous rejoindront à Royan.
... le responsable me demande un entretien... il n'apprécie pas ma façon
de faire. A moi de voir. Continuer d'être surveillé ? Galère ! Je préfère avoir
la paix. Dommage..., mais dire au revoir.
...Les bénévoles pourraient bénéficier d'une semaine de retraite ?..Je
m'inscris pour novembre 2005 : "Initiation aux Exercices Spirituels". Le Père
Directeur fait préparer un déjeuner..sont invités ceux qui souhaitent
participer à cette petite fête.... on m'offre un merveilleux livre... "Theilhard de
Chardin, visionnaire d'un monde nouveau".
Jeune, Theilhard m'avait donné des envies pour la vie. Ce mois de juillet
sans astreinte me laisse du temps pour le relire, et il me donne envie
d'écrire....
Ecrire, mais par où commencer ? Pendant tout ce mois de juillet passé à
Royan je me pose cette question : par où commencer ? Et lundi 1er août, à
20h26, je sais.
L'Initiation aux Exercices Spirituels c'est apprendre à prier comme Saint
Ignace, le fondateur des Jésuites et sa prière – la prière scoute – le dit bien :
Seigneur Jésus, apprenez nous... à combattre sans souci les blessures !
C'est encore mieux si on chante.
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Extrait de l'ouvrage Carcasses publié sur le site de web-édition Alexandrie Online
Pour accéder à l'ouvrage, cliquez ici.