Mais Maurice a d'autres préoccupations que le verre de grena­dine d'Alain, même s'il est vide, ou presque : Sébastien. « Le 'noiche', j'le couche », il n'a que cette phrase de Sébastien dans la tête. Il n'y a que Madame Girardin qui peut en savoir plus. N'est-ce pas elle qui est à l'origine de ce placement du jeune garçon dans sa nouvelle famille, sa « famille d'accueil » ? Elle, et son mari aussi. La conduire chez les flics pour qu'elle se renseigne ? Ce serait interrompre l'échange avec Willy, peut-être trop tôt ? Ont-ils déjà conclu ? Ont-ils passé un accord ? Muriel est-elle déjà nommée chef d'agence de la 'Financial Wiva Co'., à Saint-Helier, à Jersey ?

Le banquier lui enlève tous ces doutes :
– Bon, eh bien je pense que nous avons fait le tour de la question, n'est-ce pas Madame ? Nous vous attendrons donc pour le 1er octobre à Saint-Helier, vous et votre mari. Je ferai préparer un avion à Toussus-le-Noble et notre shipping service prendra soin de votre déménagement à partir du 1er septembre. Si cela vous convient ?
– Naturellement, c'est tellement extraordinaire ! Vous savez, si je n'étais pas entouré de mes amis Le Menech, je croirais rêver. Vous permettez bien que je vous appelle mes amis, n'est-ce pas ? dit-elle en se tournant vers Maurice et Odile. Il me reste bien sûr à appeler mon mari... Ah, mon Raymond ! Pensez donc ! Res­ponsable de la logistique ! et dans un groupe aussi diversifié ! avec des filiales dans le monde entier ! lui qui ne connaît que les cours et les escaliers des mairies parisiennes ! qui n'a jamais franchi aucune de nos frontières !
– Muriel, ose Odile, dites-lui de s'asseoir avant de lui annoncer la nouvelle.
– Oh, pour ça, vous pouvez compter sur moi, croyez-le bien ! Mais je l'entends déjà me poser tout un tas de questions : qu'allons nous dire à nos amis ? à nos voisins ? aux membres du club de scrabble dont il est vice-président ? Et la voiture, notre bonne vieille Peugeot ? Il l'appelle son « bijou ». Si vous l'entendiez !
– Oh j'l'entends comme si j'y étais, interjette Maurice.
– Ah ça non, Maurice, les vieilles voitures, c'est mon affaire une fois, dit Willy d'une voix ferme, autoritaire et tranchante, comme s'il avait déjà deviné que Maurice la vît bien, cette vieille Peugeot, hébergée dans « son » garage, dans son « Grand Garage », à Paris. Comme je vous l'ai dit, chère Muriel, votre mari sera bien heureux de la revoir dans une collection de voitures anciennes à chacun de ses voyages à Dubaï, ne croyez-vous pas ?

Maurice voit le coup venir et il n'a pas perdu le goût des coups, quand on prévient. Alors, voyant l'embarras de Madame Girardin devant ce choix cornélien – et ce qualificatif montre bien son instruction, à Maurice –, grand et magnanime, remontant son col roulé noir au raz du menton :
– Willy a raison, Madame Girardin, c'est là-bas qu'elle s'ra l'mieux, vot' Peugeot, et en plus, y aura même des visiteurs, dans l'musée à Willy, qu'y z'en auront jamais vu d'ces modèles là. J'suis bien content pour vous et pour vot'mari si ça peut s'goupiller comme ça.
– Mais p'pa, Madame Girardin elle a pas dit s'que c'était comme modèle, cette Peugeot. Comment t'as d'viné ?

« Hum, hum... » toussent ensemble Maurice et Willy. Et Muriel, très consciente de leur embarras, d'ajouter :
– Mais si, mon grand Alain, ton papa sait bien qu'il s'agit d'une 203. Une vieille 203 bleu ciel, avec des pare chocs en chrome, et tout en cuir à l'intérieur. Tu sais, il les connaît bien, les vieilles voitures, ton papa.

« Les voitures, c'est comme les coffiots, y a qu'à les laisser v'nir, se dit Maurice, qui voit s'accroître sous ses yeux l'empire Vandenlood, cet empire que Madame Girardin, qui lui devra tout, saura bien faire tomber dans son escarcelle, un jour ou l'autre. Bientôt. »

– Tu vois Alain, des 203, c'est des caisses qu'on était même pas nés quand ils les ont fabriquées, dans les années 50. Pas vrai Madame Girardin.
– Si, vous avez raison, celle-là est de 1955. Quand mon mari l'a achetée, elle avait déjà trente ans. C'était en 1985. ça ne nous rajeunit pas, n'est-ce pas ? Après, nous verrons bien. Monsieur Vandenlood, vous nous conseillerez bien pour trouver une autre voiture à Jersey, pour nos promenades ? Qu'en pensez-vous ?

Là, Maurice n'attend pas :
– J'ai pas d'conseil à vous donner, Madame Girardin, mais si j'peux m'permettre, faudrait k'l'ami Willy y vous dégote une tire comme la not', une Blue Star, mais j'suis pas sûr qu'y soit introduit comme nous dans l'groupe Maillerais qui les fabrique, les Blue Star (2).

La réponse de Vandenlood se fait attendre deux ou trois secondes.

– Maurice, vous ne devriez pas être si méprisant pour notre groupe. Vous savez aussi bien que moi qu'avec les personnels de haute qualité qui m'entourent, et dont vous avez devant vous un exemple vivant, rien ne nous est impossible. Ayez confiance, Madame Girardin, vous l'aurez, votre Blue Star.

« Un exemple vivant, un exemple vivant, se répète Maurice tout en faisant un clin d'oeil à Odile, c'est-y donc k'y aurait des exemples qu'y s'raient pas vivants ? J'crois bien k'cest l'moment d's'arrêter. Mais j'peux pas ram'ner tout l'monde à l'hôtel avec la Blue Star qu'est pleine de coffiots.»
– Cher Willy, verriez-vous un inconvénient à s'que j'vous emrunte vot'tire pour ram'ner mon p'tit monde à l'hôtel, à Brigneau-Moëlan ? Je n'ferai k'alller r'tour. Un heure, pas plus.
– Cher ami, ce serait bien volontiers, mais ma voiture doit être chargée à l'heure qu'il est, avec tout le matériel que ces pêcheurs doivent y avoir déposé depuis ce matin. Ah, ils la connaissent bien, ma voiture, et ils savent que je la laisse toujours ouverte. Chacun y dépose son coffre, avec les bricoles à réparer, et je leur rapporte tout au prochain voyage. C'est ça l'organisation, chez nous. Qu'en dites-vous, Madame Girardin, Madame Le Menech ?
– Ah, là, je vous avoue que vous m'éblouissez, répond très vite Odile, à qui il est venu une idée : voir sur place.


(1)Depuis qu'ils ont joué au bridge ensemble, Maurice et Willy s'appellent par leur prénom, sans toutefois se tutoyer.

(2) Maurice sait bien que Willy est en cheville avec Victor Maillerais, le patron du Groupe, et que sa banque, la Financial Wiva Co., sert de relais pour le blanchiment d'argent pour le compte du groupe, avec la couverture du président.


Pour relire l'épisode depui le début, cliquez sur l'annexe, "La bignole du 312, ci-après.