– Ça vous ennuierait qu'on fasse un saut jusque à votre voiture ? Je suis sans doute trop curieuse, me direz-vous, mais ce métier de pêcheur me fascine toujours. Ça ne manque pourtant pas de shipchandlers dans le port de Concarneau. Qu'est-ce que vous leur apportez qu'ils ne peuvent pas trouver ici ?
– Eh bien allons-y, vous comprendrez tout de suite. Chez nous, c'est le 'must', le 'up-to-date', et c'est ça qu'ils veulent, les bons marins, pour remplacer leur matériel d'un autre âge. Mais ne soyez pas surpris, vous ne verrez que des caisses à poisson, c'est tout ce qu'ils ont pour ranger leurs bricoles cassées ou obsolètes.

Vandenlood laisse un billet sur la table et tous se lèvent. Au même moment, son portable sonne.
– Ah, c'est Boris justement. Vous m'excusez un instant ?

Le banquier s'écarte de quelques mètres. On n'entend à peine ce qu'il dit, sauf quelques « merde ! », quelques « putains ! » et pour finir un « à tout de suite ! » avant de raccrocher et de se rapprocher des autres.
– Je suis désolé mes amis, mais c'est une urgence. Un problème de livraison, une erreur de destinataire sans aucun doute. Figurez-vous que ce pêcheur, Boris, dont je vous parlais il y a un instant, n'a pas reçu la marchandise que je lui ai fait livrer. Et vous vous imaginez ? Les deux dockers qu'il a employés pour le chargement étaient encore là, dans la cale, les mains vides, en train d'attendre qu'on les délivre. C'est vraiment incroyable ! On ne peut plus se fier à personne !
– Mais perdez pas confiance, Willy ! Vous aurez bientôt deux nouveaux collaborateurs de grande confiance. C'est qu'un mauvais moment à passer. On en a tous, des mauvais moments, hein ma puce ! Et on oublie.


On aperçoit l'annexe du Guilvinec s'écarter du bateau avec quatre hommes à son bord, dont un barbu qu'Odile et Maurice et Alain reconnaissent tout de suite. Vandenlood aussi, bien sûr. Mais lui ne reconnaît pas les autres, en tout cas ni le 'singe', ni 'le p'tit prince'.
– Viens ma puce, venez Madame Girardin, v'nez vous rasseoir, on va laisser Willy s'occuper d'ses affaires. J'ai comme l'idée k'c'est pas l'moment d'le déranger. Alain, reviens ! Reste pas au milieu d'la rue !
– Mon chéri, tu pourrais en profiter pour faire un aller-retour à Brigneau. Nous t'attendrons ici. N'avons-nous pas plein de choses à nous dire, Madame Girardin ?
– S't'une bonne idée ma puce. À tout à l'heure.


Boris attache l'annexe au pied d'une échelle de quai et les quatre hommes montent à terre sous les yeux de Willy Vandenlood, des yeux noirs de colère. Et tout de suite, il comprend, à entendre Boris, que sa colère est partagée.
– Vous deux, vous pouvez aller vous faire payer par vot'du­chesse, mais n'remettez plus jamais les pieds sur mon barlu, sacré nom !
– Un zonzon comme ça, vous pouvez êt'sûr qu'on y r'viendra pas, m'sieur, répond Georges, dit 'le p'tit prince'.
– Et la duchesse, elle vous emmerde, ajoute René, dit le 'singe' qui, pour une fois, a une parole qui tombe bien à propos. Allez viens Georges, on r'tourne à not' barnum où qu'on pourra s'met' au sec (1).

Là-dessus, Georges et René filent jusqu'au parking où ils retrouvent la dedeuche et repartent au camping de l'Île Percée.

– Tu peux me dire d'où ils sortent, ces deux là ? demande Willy à Boris.
– Yann, va donc faire un tour, j't'attendrai ici dans un p'tit moment, demande Boris à son matelot, pensant à juste titre que ce qu'il a à dire ne doit pas tomber dans toutes les oreilles.
Oui, M'sieur Vandenlood, c'est deux gars qui s'sont proposés pour l'chargement. Mais y z'y sont pour rien. Y sont restés enfer­més. J'y comprends rien.
– Alors comme ça, six boîtes qui disparaissent et tu dis que t'y comprend rien ! Tu te foutrais pas un peu d'ma poire, Boris ?
– Ah non, M'sieur Vandenlood, j'vous jure !
– Et mes caisses à poisson, je suppose qu'elles sont dans la voi­ture, on est bien d'accord.
– C'est à dire que c'est qu'une caisse cette fois, mais vous savez, avec ce machab, ce niakoué qu'on a trouvé cont'le barlu, j'ai pas pu tout vérifier, toute cette flicaille qu'est v'nue...
– Stop Boris, le niakoué, c'est pas mes oignons, et c'est pas tes oignons non plus, alors tu viens avec moi, on va les compter, les caisses.

Deux minutes plus tard, Willy ouvre le coffre de sa Mercedes, et c'est d'un énorme direct en pleine figure qu'il envoie Boris sur le trottoir, allongé, la bouche en sang. Le parking est désert. Apparemment personne n'a assisté à la scène. Boris se relève, sonné, porte la manche de son caban contre ses lèvres pour en essuyer le sang, et c'est d'une voix presque douce, enfantine, qu'il répond à son boss :
– M'sieur, c'est des pirates. Des pirates j'vous dis. Vous pouvez m'croire.
– Eh bien maintenant tu vas jouer au corsaire, mon pauvre Boris. Parce que, le Guilvinec, tu peux lui dire adieu. Tu iras chasser les pirates des mers. Et si c'est des Vikings, t'iras chasser les Vikings. Et tu peux dire à tes charlots qu'y peuvent faire leur sac. Et fais toi du souci le jour où tu verras le Guilvinec à l'horizon, parce que c'est pas un capitaine de salon d'coiffure que j'm'en vais lui coller, à ce barlu, ça tu peux me croire.

Pendant ce temps, à la terrasse du Vauban, Odile a écouté bien attentivement Muriel Girardin : Chef d'agence, c'est son nouveau poste, à la 'Financial Wiva Co.', Saint Helier, Jersey. Salaire deux fois supérieur à celui qu'elle avait à la Société Générale de la rue de Rennes. Et ne parlons pas du salaire de misère qu'elle perçoit encore à l'agence de Clichy-sous-Bois. Odile, elle, ne lui a encore avoué qu'une chose : elle, son mari et leur ami Fernand ont un compte joint dans cette banque.
– Vous le connaissez, notre ami Fernand, vous vous souvenez, le poissonnier du marché Edgar Quinet. C'est lui, le plus souvent, qui s'arrête à Saint Helier. Vous aurez l'occasion de le voir assez souvent. Mais mon mari ne va pas tarder, il vous parlera de tout ça.
– Vous savez, chère Odile, ça me fait bien plaisir de commencer ce travail avec des clients que je connais déjà, et surtout des clients comme vous et votre mari. Ah, mais voici mon nouveau patron.

Willy Vandenlood s'approche, hésitant un peu, puis finalement s'assied de manière assurée mais cachant mal son désappointement.
– Et Maurice vous a donc laissées seules Mesdames ?
– Oh, juste un aller-retour à l'hôtel, il ne devrait plus tarder maintenant. Nous commandons quelque chose pour vous, Monsieur Vandenlood, vous avez l'air ennuyé, contrarié, non, je me trompe ?
– Pas du tout, ça va très bien au contraire. Si bien que je réserve encore une bonne surprise à votre mari.
– Oh, dites-nous, Monsieur Vandenlood, ne nous laissez pas à la devine, comme vous le faites parfois.


(1) C'est plus d'une heure qu'ils ont passé sous l'eau, dans la cale panoramique du Guilvinec, attendant qu'on les délivre après avoir ressorti dans des mains inconnues – celles de Sébastien - les coffiots qu'on les avait chargé d'attraper de mains non moins inconnues et de les ranger soigneusement dans la cale, et tout ça en prenant leur respiration, tour à tour, dans un bout de tuyau dépassant le niveau de l'eau.