– Je voudrais visiter le Japon, que me conseillez-vous ?
– Vous connaissez Kyoto ?
– Non.
– Vous devriez aller à Kyoto, c'est l'ancienne capitale du Japon et il y a de nombreux monuments à visiter.
– Et beaucoup de touristes ?
– Oui, et surtout des occidentaux, vous verrez.
– Je préfère aller là où il n'y a pas de touristes occidentaux.
– Alors, vous pouvez aussi aller dans les Alpes.
– Les Alpes ?
– Oui, les Alpes du Nord. On peut s'y rendre par le train. Le voyage dure environ quatre heures. Tenez, prenez cette carte.
– Domo alegato.
– Merci beaucoup Monsieur, bonne promenade.

Le lendemain, un samedi, je cherche un taxi pour me rendre à la gare centrale, Shinjuku Station.

« Taxi no doriba oua doko deska ? » est la seule phrase de japonais que j'ai retenue. Elle est supposée vouloir dire : « Où puis-je trouver un taxi ? » et je l'emploie souvent.

A la gare, je prends un billet pour Nagano et monte dans le bon train, pas si facile à trouver parmi les deux mille huit cents trains qui quittent cette gare chaque jour, fourmi dans cette formidable usine à engins ferroviaires où défile chaque jour une armée pacifique mais non moins oppressante de trois millions de voyageurs. Arrivé à Nagano, je commence à chercher mon chemin pour la Montagne des Trois Chevaux. Je tourne en rond dans la ville, interroge les gens, mais personne ne me comprend. Je me souviens alors du conseil que m'avait donné l'hôtesse à l'agence de voyage :

– Si vous cherchez quelqu'un qui parle anglais au Japon, sachez que tous les chefs de gare savent l'anglais.

Je retourne à la gare où le chef de gare, en effet, me renseigne en anglais. Je sors de la ville et suis l'itinéraire indiqué. J'aperçois enfin le sommet des Trois Chevaux, tout enneigé, et trouve un sentier dans cette direction. Je suis assez légèrement vêtu, chaussé de tennis et chargé d'un petit sac à dos avec une bouteille d'eau et un anorak. Le sommet est à un peu plus de deux mille mètres d'altitude et Nagano est à quatre cents mètres. Je compte trois ou quatre heures de marche. Je serai là haut vers dix-huit heures et resterai ce soir au refuge, près du sommet.

Je marche vite. Pendant toute la montée, je dépasse des dizaines de groupes de japonais, surtout des jeunes, équipés comme pour notre Mont Blanc, avec chaussures à crampons, piolets, sacs à dos visiblement lourds, bonnets jusqu'aux oreilles, lunettes de soleil… Devrais-je m'arrêter, faire demi tour ? J'atteins le premier névé. Mes tennis collent à la neige. Donc je continue. Les autres s'arrêtent pour s'encorder. Il est interdit de rire : j'arrive au sommet vers dix-sept heures. Je savoure quelques minutes le paysage et redescend sur la crête où j'aperçois le refuge. Je me fais servir une bière, puis le repas. Sardines crues et riz. Précisions : sardines crues de plusieurs jours de fraîcheur et riz qu'on garde en permanence sur le feu, dans un immense fait-tout. On ne fait qu'y rajouter un peu d'eau et de riz chaque jour, selon ce qui a été consommé la veille. N'y tenant pas, je pars me coucher sur un des bat-flanc, dans la salle voisine. Ceux que j'ai dépassés en premier arrivent à vingt-et-une heures, pour dormir. Le Japonais a les jambes courtes.

Je redescends à Nagano le lendemain. C'est dimanche. Je n'ai pas besoin de revenir à Tokyo avant lundi. Je reprends le train vers Tokyo et m'arrête à Matsumoto où, d'après la carte, il y a un vieux château en bois, magnifique. C'est l'heure de déjeuner et je n'ai rien mangé depuis vingt-quatre heures. J'irai voir le château mais je dois d'abord soigner ma carcasse.

Il y a des dizaines de restaurants autour de la gare. Chacun à deux vitrines : une à droite de la porte d'entrée, l'autre à gauche. Les deux vitrines présentent le même menu, je veux dire les mêmes plats. De haut en bas : une assiette avec deux œufs au plat et des pousses de soja, une assiette de nouilles avec des boulettes de viande et une assiette de filets de sardines. En bas, un bol de riz. Tout est en matière plastique et tout est à cent yens – cinq francs – sauf le riz qui est à vingt yens. Même en faisant un très gros effort, je ne peux pas entrer dans ces restaurants. La carcasse a résisté hier soir, ça n'est pas pour la laisser succomber aujourd'hui. Je continue de marcher, m'éloignant peu à peu de la gare.

Je crois rêver en m'arrêtant devant un restaurant où l'on peut voir des tables en bois avec des chaises en bois. D'ailleurs je rêve : mon ami Joël Martin (1), s'il avait été avec moi pour cette course en montagne, l'aurait sans doute dite : « J'apprécie les chaises de bois. »

L'ensemble est agencé dans un décor d'un pur style bavarois. Il y a bien les vitrines de chaque côté de la porte, mais admettons, la loi, c'est la loi. J'entre. Une serveuse m'indique une table. Je pose mon sac sur une chaise, m'assieds sur celle d'en face et écoute la serveuse. Rien à faire, je ne comprends pas un mot. Alors je demande :

– Biru please.
– Haï, haï !

Elle m'apporte une bière en bouteille et me redemande ce que je veux manger – elle ne peut avoir que ça à dire. Je réponds par signes que je veux manger. Elle me montre une des vitrines.

– Né (non)

Je refais des signes avec mes mains. Je crois que cette fois je l'ai assommée, tellement elle rit. Elle part en cuisine et revient une minute après accompagnée du chef, en blanc avec toque blanche. Je refais mon mime. Il rit, s'en va, puis revient avec un livre relié en cuir rouge vieilli, genre Le Général Dourakine. Il me le tend et dit merci. A ce moment, la carcasse me souffle : « Bravo Bruno ! »

C'est un manuel de recettes françaises, toutes traduites en japonais : à gauche en français, à droite en japonais. Je feuillette et m'arrête à la lettre E : Entrecôte à la bordelaise, pommes frites. Je confirme en pliant le coin de la page et lui dis « domo alegato ». Il me répond « domo alegato » et rit. Je reprends une bière et, dans le quart d'heure, la serveuse apporte l'entrecôte : saignante, tendre, parfaite. Je demande à payer. Cent Yens !

– Domo alegato.

Quelquefois, il suffit de laisser parler la carcasse.

L'après-midi, je pars faire la visite du château en bois. Magnifique vu de l'extérieur, à voir absolument quand on passe dans la région. Je ne fais pas la visite. La queue des touristes laisse prévoir au moins deux heures d'attente. Je reprends le train pour Tokyo.

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(1) Camarade de promotion, chercheur en physique nucléaire et rédacteur del'Album de la Comtesse dans le Canard Enchaîné.

Extrait de Carcasses