Circonstances de l'accident (1)

Décollage à La Rochelle normal.
Sortie de circuit par points obligatoires, mise en palier à 2000 ft (réf 1013,2 mb), mise de cap sur Limoges, rayon VOR LMG 114.5 qui passe à 1 ou 2° près par point d'entrée W (St Junien). Réglage avion à 2 400 t/mn. Fréq. LIMOGES 118.7. Calme total. Aucune perturbation. L'avion conserve parfaitement le réglage. 0n passe sur route verticale bord Sud de Ruffec.

On approche région Sud Confolens. On rencontre méchant banc nuageux direction Nord Sud, dont on ne voit pas les limites Nord et Sud. Ce nuage est irisé en haut, sommet à peu près plat, moutonneux. Base en colonnes très près du sol semblant indiquer pluie, centre sombre. Beaucoup plus haut, petits bancs de cirrus mais ciel très clair, à peine brumeux. On contacte Limoges Tour 118.7

– Limoges de Kilo Yankee me recevez-vous ?
– Kilo Yankee de LMG, 5 sur 5.
– Kilo Yankee : retour de la Rochelle, destination votre terrain, informations météo et atterrissage.
LMG donne piste en service, QFE, QNH, Météo.
La météo donnait une couverture nuageuse à 1.500 m. Vent faible. Bonnes conditions pour se poser.

– Kilo Yankee, votre heure estimée arrivée ?
– 20 mn environ.
Je rappelle aussitôt en disant :

– Kilo Yankee, nous avons passé Ruffec il y a quelques minutes. Je me trouve devant un banc nuageux axe Nord Sud. Pouvez-vous demander à la météo si j'ai intérêt à contourner par le Nord ou par le Sud ?
– Bien reçu Kilo Yankee, conservez l'écoute, on vous rappelle.

Pendant ce temps, je prends de l'altitude pour tenter d'évaluer la largeur de ce nuage au sommet, me disant que si je voyais l'autre bout, je n'hésiterais pas à le traverser, surtout avec le VOR et les conditions météo sur Limoges.

Le sommet était entre 4 et 5000 ft mais on ne voyait pas l'autre bout à cause de la diffusion de la lumière par le soleil se levant, tout rouge, juste en face de nous. Je renonce à le traverser et je me dirige vers le sud, en descente, pour chercher un passage bas, plus au Sud.

Limoges me rappelle.

– Kilo Yankee on vous confirme la météo donnée tout à l'heure : répète conditions. En ce qui concerne votre vol respectez les conditions VFR (2). On vous signale à tout hasard que notre gonio est HS.

Je pense alors : â quoi sert de payer des impôts pour avoir une météo comme çà. En ce qui concerne la gonio je m'en fous, j'aurais pu passer avec l'aide du VOR. Pour les conditions VFR, j'y suis.

Je longe ce nuage jusqu'à La Rochefoucauld, que je contourne par l'Ouest et le Sud. A cet endroit, le plafond est nettement plus élevé (1000 ft environ, pas de pluie). Je m'engage donc dans cette trouée, vers le Nord Est.

LMG me rappelle en me disant que le matin il n'est pas rare qu'il y ait des stratus dans les vallées.

En fait de stratus, ça me fait rire. Je pense cependant que si ce nuage a la forme des vallées, je passe au bon endroit, traversant les deux vallées de la Charente et de la Vienne à l'endroit où elles sont les plus resserrées. Je ferai route ensuite un peu plus au nord, pour m'écarter de la Vienne.

Le plafond baisse. Je m'estime à 200 m du sol. Puis 100 m du sol. Il faut faire demi-tour. Je vais me poser à Bel Air (3). Mais derrière, le plafond était tombé. Je traverse un petit passage nuageux. Pas bon.

Dans une zone encore claire, à environ 60 m sol, je décide un atterrissage de fortune, ayant peur de rencontrer un ligne à haute tension.

Alain V. était endormi depuis le début du voyage. Il ne m'était d'aucun secours pour rechercher d'éventuels obstacles sur la route. Et le temps de le réveiller et de lui expliquer, on serait déjà planté.

Je trouve un champ, longueur estimée 400 m, derrière un rideau d'arbres, après un bosquet et un petit champ. Je fais quelques virages au dessus. Un premier passage bas pour vérification, pas de clôture, cailloux... c'est un champ que je reconnais, à la limite du parc du château de Nieuil.

Je prépare une approche de précaution. J'avais mis la pompe depuis un certain temps. Je réduis la vitesse, passe au dessus du bosquet, tire 2 crans de volets, perds de l'altitude après le bosquet, au dessus d'un petit champ. Je vois le rideau d'arbres arriver. Je décide une remise de gaz. Je soulève environ 100 m avant les arbres. Je dois les éviter en passant au dessus d'une haie, à droite.

Je vire à droite, passe les arbres presque à leur sommet, je suppose sans problème. Je regarde quand même l'aile gauche à ce moment. Précisément à ce moment l'aile gauche accrochait, à son extrémité, la dernière branche haute du dernier arbre de ce rideau d'arbres.

Après, plus rien.

Signé B. Leclerc du Sablon
Limoges le 26 juillet 1977

Je n'eus le temps que de crier « merde, pardon ! » avant de mourir. Pardon, c'était pour Alain, pour l'avoir réveillé en criant merde. Par chance, le moteur avait été éjecté à une centaine de mètres et le fuselage de Kilo Yankee sous lequel nos deux carcasses étaient en train de se séparer de leur âme n'avait pas pris feu avant l'arrivée des pompiers. Ils avaient été appelés par Monsieur Boutin qui se trouvait sur son tracteur, dans le champ voisin, au moment de l'accident.

Accident d'avion La Charente Libre publia le lendemain, à la une, une photo de l'avion et, en page 2, ce que Monsieur Boutin raconta au journaliste :

« J'ai vu l'appareil qui essayait d'atterrir dans une prairie à quatre cents mètres au nord du hameau, mais il y avait un rideau d'arbres. Le pilote a bien essayé de passer entre deux arbres, mais l'aile gauche a accroché une branche et s'est brisée. Il a eu beaucoup de malchance car un mètre de plus à droite il n'accrochait pas l'arbre et avait devant lui une prairie où il aurait pu atterrir parfaitement. »

Ce matin là, je me suis senti mourir dans la seconde après le crash. Ce n'est même pas la souffrance qui m'indiquait que la mort était arrivée, c'était, au contraire, un ensemble d'images animées entremêlées, superposées, un kaléidoscope des meilleurs moments, les visages des miens et une dernière rencontre avec tous ceux auxquels j'avais encore des explications à donner.

Ce repos au fond d'un cratère d'un mètre de profondeur à l'extrémité du parc du château était une répétition rapide et moins confortable de mon précédent séjour à Nieuil, ce week-end pendant lequel j'avais eu la faveur de la suite royale de François 1er (4). Mais après tout, sans cimetière ni fossoyeur, n'est-ce pas à chacun de creuser son trou ? Pour le repos de sa carcasse ?

Juste un conseil : c'est mieux de creuser de son vivant. Après, il n'y a plus de plaisir !

Ecouter le silence ?

L'excellent chirurgien de l'hôpital Girac d'Angoulême me gratifia de deux ou trois kilos de surpoids en ferraille pour me consolider la carcasse en rassemblant les morceaux de la dizaine d'os longs brisés sans compter le nez et tous les petits os du crâne, de la face, des mains et des pieds : clou centro-médullaire dans un tibia, plaques sur les fémurs et sur le radius droit, visserie par ci par là (Chez Casto y a tout c'qu'y faut…), couture rapide de la face - celle d'un écorché vif -, réduction des fractures des deux maxillaires…

Les métaux ne sont gênants que lorsqu'on franchit des portillons de contrôle, par exemple dans les aéroports ou pour entrer au Palais de l'Elysée, mais les gendarmes et les gardes républicains s'y font très bien. Il y a même une plaque de métal dont je tire avantage, celle du radius droit : imprimant un angle d'environ trente degrés au poignet, qui normalement est aligné en prolongation de l'avant bras, je trouve, au golf, un grip très avantageux. Ce qui est beaucoup plus handicapant est la perte quasi-totale de l'audition à l'oreille droite et, mais à moitié seulement, à la gauche, avec, en prime, un acouphène aigu à droite, fort et permanent, à la fréquence de quatre mille Hertz, ce bruit que feraient des camions en freinant devant votre fenêtre sans s'arrêter, jour et nuit.

(1) Rapport rédigé à la demande de la compagnie d'assurance et du juge d'instruction chargé de l'affaire, au Tribunal d'Angoulême.
(2) VFR : Visual Flying Rules (règlement du vol "à vue"). L'avion avait beau être équipé pour les vols IFR (Instruments Flying Rules), je devais respecter les limites fixées par mon permis.
(3) Aérodrome d'Angoulême.
(4) Le château de Nieul fut une résidence de chasse de François 1er. En 1972, j'avais eu à animer, pendant un week-end et dans ce château, un séminaire de marketing et créativité pour les auditeurs de l'Institut National du Marketing de la Région Poitou-Charentes.

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Extrait de Carcasses. Pour consulter le livre, cliquez sur l'image de couverture, dans le bandeau, à droite.