Je décolle de bonne heure et mets le cap sur les Vosges et Strasbourg. Il fait grand beau. Je reconnais la Creuse, l'Indre que je traverse en survolant Virolon, la belle maison de campagne de mes amis Jean-Louis et Marie-France Bonnet, tout près de la maison de Georges Sand, et puis le Cher, la Loire, l'Yonne et tout de suite la Cure et le Serein, ces deux rivières près desquelles j'ai si souvent campé, étant scout (« Oh, cette église, au bord du Serein, n'est-ce pas celle de Chiché ? Oui, c'est bien l'église de Chiché ! Ah les curieuses fouilles du Curé de Chiché ! (2)»), puis la Seine, la Marne et je survole le plateau puis la ville de Langres. Je laisse Epinal et Saint-Dié à droite et voici les Vosges, mais dans les nuages, et je ne reconnais ni les Ballons d'Alsace, ni le Mont Sainte-Odile, rien… même pas la ligne bleue ! Après avoir tourné en rond pendant quelques minutes, je décide d'appeler la tour de contrôle d'Entzheim et de me faire aider. J'établis facilement la liaison.

– Ici Tango Zoulou, en route pour Strasbourg-Entzheim, pouvez-vous m'aider ? Me recevez-vous ?
– Cinq sur cinq Tango Zoulou, quelle est votre position, à vous.
– A l'ouest des Vosges, mais à part ça.
– Tango Zoulou que voyez-vous ?
– Des montagnes, un village.
– Bon Dieu, Tango Zoulou, soyez un peu plus précis, à vous !
– Attendez, oui, il y a une grande antenne rouge et blanche devant moi.
– Il y en a quarante comme ça dans les Vosges Tango Zoulou.
– Bon, je fais plein nord, je vous rappellerai.
– Bien compris Tango Zoulou, à tout à l'heure.

C'est alors que m'apparurent les baraquements du camp du Struthof que j'avais eu l'occasion de contempler pendant près d'une semaine en 1965, pendant une mission de sismologie pour Rocard. (3)

– Strasbourg-Entzheim pour Tango Zoulou me recevez-vous ?
– Cinq sur cinq Tango Zoulou à vous.
– Je suis exactement au dessus du Camp du Struthof, à vous.
– Bien compris Tango Zoulou, continuez au 360 et attendez nos instructions.

Je suis soulagé, ils vont me repérer au radar et me prendre en gonio. En effet, trois minutes après,

– Tango Zoulou, Tango Zoulou me recevez-vous ?
– Oui, parfait, à vous.
– Faites route maintenant au 90.
– Cap au 90.

Ça y est, c'est la trouée de Saverne, enfin !

– Tango Zoulou, descendez à six cents pieds.
– O.K., je descends à six cents pieds.
Trente secondes passent.

– Tango Zoulou, quelle est votre altitude ?
– Un peu moins de mille pieds, je descends encore. – On vous a dit six cents pieds ! Bon Dieu Tango Zoulou, magnez-vous le cul !

Je n'ai même pas le temps de dire O.K.. Un mirage passe à mille à l'heure. Au nez de mon avion, de gauche à droite, peut-être à dix mètres devant moi.
Je pousse le manche à balai d'un seul coup, à tomber.

J'aperçois maintenant la piste. Je dégouline de sueur. On me donne les instructions d'atterrissage, aussitôt après le décollage d'un autre avion de chasse. On me demande de stationner devant la tour de contrôle et de m'y présenter. J'y passe une bonne heure, peut être deux : sale quart d'heure, de ceux qui ne sont pas drôles, ni à vivre, ni à raconter.

Il est plus de midi quand j'entre dans l'amphi, à l'Université Louis Pasteur. A ma mine, les collègues devinent ce qui a pu se passer. On nous parle de brevets, de russes et de guerre froide, du Concorde et d'autres avions en cours d'essais, de chimie, d'appareils photos, d'écouteurs, de cryptologie, de maîtres chanteurs, de commissions. Je regarde tomber la pluie.

– Comment vais-je repartir ?
Les copains veulent démonter les ailes de mon avion et le charger sur un camion.

– Non, c'est promis juré, je ne traverserai pas les Vosges, je passerai par Mulhouse et Belfort. C'est décidé, c'est comme çà, merci.
Et c'est ce que je fais. De Belfort, la route que je me suis tracée passe à Nevers, que je contournerai, pour continuer avec le même cap jusqu'à Limoges. Je passerai aussi à Saint-Amand-Montrond et Guéret. Je ne savais pas encore que cette route me ferait survoler la Forêt de Tronçais et le village du Brethon où nous allions acheter notre maison de vacances après notre départ de Limoges, en 1981.

Il pleut à fines gouttes et pour bien voir le terrain, je vole très bas, à cinq cents pieds. J'aperçois Nevers et je contourne la ville par le nord, largement. Et tout de suite, voici la Loire. Tout va bien, je reprends mon cap, environ 220.

« Tiens, des rails ?... Et encore des rails, mais quelques centaines de mètres de rails seulement… Et puis encore une ligne de rails parallèles aux autres, avec un wagonnet ? Putain de merde, je comprends. Ces wagonnets, ce sont des cibles. Je suis sur la zone des exercices de tir des avions de Bourges-Avord. Et maintenant, c'est la base aérienne. Tous les avions sont bien rangés. Putain de putain de merde, je survole la première base stratégique de France à cinq cents pieds. Je vais me faire descendre. De toutes façons, je me tire. C'est ça, je me tire, mais je vais le leur dire, il faut que je leur dise quelque chose. »

– Allo Bourges-Avord, Allo Bourges-Avord ici Tango Zoulou me recevez-vous ?
– Je répète ici Tango Zoulou, me recevez-vous, Bourges-Avord ici Tango Zoulou me recevez-vous ?
Personne ne répond. « Mais qu'est-ce qu'ils foutent Bon Dieu, ils ont quand même la radio ! Ah elle est belle la France stratégique ! »

– Je répète, ici Tango Zoulou, me recevez-vous, Bourges-Avord ?
Allez, encore une fois et j'arrête, je suis loin maintenant.

– Ici Tango Zoulou pour Bourges-Avord, je suis passé sur votre base par erreur, me recevez-vous ?

Dans cette affaire, je n'ai pas suivi ma route. Avec la pluie, je n'ai pas beaucoup de temps pour réétudier la carte et je ne sais pas quels sont les villages que je survole. Je me dis tout bas : « O.K., je refais plein Nord jusqu'à la Loire et là, je suivrai le fleuve jusqu'à Tours, et même après pourquoi pas, jusqu'à la Vienne, et je suivrai la Vienne jusqu'à Limoges. »
Halle de Mortemart Me voici refaisant les châteaux de la Loire, à ceci près que la dernière fois où je les avais tous visités, c'était en Solex, il y a bientôt vingt ans.
Et voici Châtellerault. Après, je connais le terrain par cœur et la Vienne ne m'aide plus : Saint-Julien-l'Ars où habite ce Professeur d'Université dont je ne comprends toujours pas les lumineuses inventions, pourtant très phosphorescentes ; Lussac-les-Châteaux où naquit Madame de Montespan ; Mortemart, ce magnifique village avec sa vieille halle à la charpente de bois si joliment travaillée et son château du Xème qui dispute aux précédents d'avoir vu naître Françoise Arthenais de Rochechouart de Mortemart, Marquise de Montespan, et dans un des communs duquel je fus un moment tenté d'installer le futur Atelier d'Innovation. Là, je reprends un peu d'altitude pour traverser les Monts de Blond, ce massif de montagnes granitiques qui abrite les sites magdaléniens où l'on trouva des hommes vieux de quinze mille ans, montagnes modestes mais si efficaces comme barrière climatique entre le Bassin Aquitain et les Pays du bassin de la Loire. Puis je vire plein est, laissant Oradour-sur-Glane à droite – le village martyre, carcasse, avant le nouveau village un peu plus au sud – et annonce aimablement à la tour de contrôle de Limoges-Bellegarde l'arrivée de Tango Zoulou avant de me poser paisiblement sur la piste.

Je laisse l'avion au parking et vais saluer le Commandant Verdelot, le chef pilote, pour lui raconter l'aventure de Bourges-Avord.

– Bon Dieu, c'est moi qui vais en entendre ! soupire Verdelot. Ah, mais heureusement c'est l'Ascension, ils devaient tous être en repos !
– En repos ?

Pilote tous les jours

(1) J'étais le DRI des Régions Limousin et Poitou-Charentes
(2) Traduire les furieuses c.... du curé de Chiché !
(3) Yves Rocard, le père de Michel, était Directeur des Laboratoires de Physique à Normale Sup et mon patron de thèse.

Extrait de Carcasses. Cliquer sur l'image du livre, dans le bandeau, à droite.