L'ayant informé de ma situation, devenue précaire, mon ami Dominique Aubert me propose un contrat de quelques mois : étudier la mise en place d'une cellule de veille concurrentielle au sein de son entreprise, un laboratoire pharmaceutique multinational. Ce sujet m'intéresse car il me réintroduit au cœur du passionnant domaine de l'intelligence économique de l'entreprise : comment se défendre contre l'espionnage industriel et commercial, la désinformation, les rumeurs ; comment agir face aux risques majeurs, dans les situations de crise ; comment en faire un métier dans l'entreprise. Je m'établis donc comme travailleur indépendant afin de pouvoir facturer des honoraires, mais je n'abandonne pas pour autant ma décision d'embellir le jardin.

Laissée à l'état de béton brut depuis sa construction, trois ans avant, j'entreprends de recouvrir notre grande terrasse de carreaux de céramique. Je trouve chez Lapeyre un beau carrelage antidérapant de couleur crème et, histoire de disperser quelques tâches de couleur, mon ami Marcel Chastanet me fait cadeau d'une douzaine de carreaux bruns, ceux qui lui restaient après le carrelage de sa propre terrasse, à Sceaux. Après la pose des premiers carreaux, il y a des raccords à faire pour les bordures et les angles, donc des carreaux à découper.

J'utilise ma perceuse équipée d'une lame de scie pour matériaux durs avec dents en carbure de tungstène. Pour tourner à grande vitesse et en sécurité, je fixe les dalles sur un petit établi à l'aide de serre-joints. Tout va bien jusqu'à ce que le mandrin de la perceuse se desserre. La lame, libérée, vient ralentir sa rotation en s'entortillant dans la manche de mon short puis s'arrête, plantée dans ma cuisse gauche, y laissant une entaille d'environ douze centimètres, et surtout profonde.

Malheureusement il reste encore des bordures et des angles à découper : mais sera-ce la dernière découpe de la carcasse ?

J'ai couvert la moitié de la terrasse. Nous avons posé une table et des chaises sur la partie carrelée, il fait beau et nous déjeunons dehors. Amandine – ma belle fille, dix-huit ans –, déjeune avec nous. J'ai déjà collé cinq ou six carreaux bruns, répartis au hasard parmi les carreaux crème beaucoup plus nombreux. Amandine me demande :

– Bruno, je ne comprends pas du tout comment sont rangés les carreaux bruns, tu pourrais m'expliquer ?

– Amandine, ne cherche pas, je veux au contraire les mettre en désordre.

– Mais c'est fou, ça sera moche.

– Ah bon, pour toi ce qui est beau est en ordre ? Et tu crois que la nature est en ordre ?

– Oui d'accord, mais là, ça n'est pas la nature.

– Non, mais c'est la terrasse, le début du jardin et de la nature, et puis, aimerais-tu que tout soit en ordre, partout ?

– Bof, tu fais comme tu veux.

Il y a encore une douzaine de carreaux bruns à placer dans les quarante mètres carrés de terrasse dont plus de vingt restent à couvrir. Je m'arrange pour placer les carreaux bruns restants de telle façon qu'avec ceux qui sont déjà posés, ils dessinent un chemin virtuel allant de la porte de la cuisine jusqu'aux trois marches descendant dans le jardin. J'ai créé un jeu, dessiné comme une sorte d'échiquier, et la carcasse n'en a pas souffert :

Règle du jeu : Traversez la terrasse de la cuisine jusqu'à l'escalier du jardin en ne marchant que sur des travées qui ne comportent aucun carreau brun, ni entier ni même découpé, et en ne tournant pas plus de deux fois. >

Amandine est enfin contente et Marcel, qui vient à la maison pour voir le résultat, trouve aussi la terrasse très réussie,

– Presque aussi réussie que la mienne !

LES MAINS DE JEANNE-MARIE

Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l'été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes.
Sont-ce des mains de Juana ?

Ont'elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés?
Ont-elles trempé dans des lunes
Aux étangs de sérénités?

Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?

Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d'or ?
C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?

Oh! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?

Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n'ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.

Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.

Ce sont des ployeuses d'échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !

Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !

Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.

L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !

Ah! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, Main où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !

Et c'est un soubressaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts !

Arthur Rimbaud, 1919