Sachant que je serai sans doute quelque temps sans travail, je dois aussi fermer l'association Clamart Voisins Services (CVS) dont je suis président et dont Géraldine (3) est employée à mi-temps.

J'avais fondé CVS en mai 1995 et l'avais fait agréer, non sans mal, comme Association de Services aux Personnes par la Préfecture des Hauts-de-Seine. Cette initiative faisait suite à un long travail de préparation dans une commission réunie par le sous-préfet d'Antony. Elle entrait aussi dans le champ d'intérêt de mon nouvel actionnaire, leader français du travail temporaire. Les conclusions de cette commission furent largement reprises dans le rapport du {{Conseil Economique et Social en ses séances des 9 et 10 juin 1996 sur le Développement des Services de Proximité. Il y était souligné, entre autres, que les développements des nouvelles technologies de l'information trouvent naturellement ici un champ d'élection et peuvent puissamment contribuer à l'efficacité du service}}. C'était bien l'une des idées que j'avais réussi à faire partager, mais les services de la préfecture imaginaient mal que le PDG d'une entreprise d'informatique, de sexe masculin de surcroît, puisse animer avec succès un tel projet sans qu'il y ait un loup quelque part. En définitive CVS fut une des toutes premières associations de ce type à être agréée dans le département des Hauts-de-Seine. Mais elle ne boucle pas son budget. Les familles, malgré le bénéfice fiscal attendu, acceptent mal de payer le service rendu plus cher que le prix payable à l'employé de maison. Et de plus en plus nombreuses sont celles qui utilisent le nouveau Chèque Emploi Service. Je suis contraint de compléter de ma poche, largement, et sans un travail correctement rémunéré, il me sera impossible de continuer de combler les pertes. Je dois donc aussi licencier Géraldine, mais Géraldine a d'autres cordes à son arc et n'est pas contrariée outre mesure.

La liquidation est prononcée par le Tribunal de Commerce de Nanterre au début du mois de mars. Aucune faute n'étant retenue contre moi, je peux rebondir : facile ! Rebondissez ! C'est écrit partout !

L'ANPE ne veut pas prendre ma demande d'allocation chômage :
– Enfin Monsieur, vous étiez dirigeant d'entreprise !
Comme si je n'avais pas payé de cotisation !

Je n'imagine aucun emploi salarié : quelle entreprise reprendrait un cadre de cinquante-cinq ans ? Demander un renvoi d'ascenseur au directeur financier de l'entreprise de travail temporaire... ? Inutile d'y compter. Exiger un remboursement du prêt fait à l'homme qui m'avait aidé... ? ça semble encore beaucoup trop tôt. Me remettre à mon compte en travailleur indépendant ? A réfléchir. Je me donne un mois, un temps suffisant, j'imagine, pour digérer cet échec.

Le jardin n'a pas été entretenu pendant plus de vingt ans. Si je m'y mettais ? Les forsythias sont ornés de leur floraison jaune d’or et les grandes fleurs veloutées, blanches et un peu rosées du magnolia de Chine s’ouvrent par centaines et dispensent leur délicat parfum sur la terrasse sans que la moindre feuille ne vienne encore l'absorber. Le gazon aussi se réveille aux endroits qui n'ont pas été envahis par le lierre. Ce projet me tente : jardiner. Mais il faut tout nettoyer, m'équiper, retourner la terre, dessiner et composer le jardin, acheter des graines et des plants et, pourquoi pas, réserver un espace potager au fond du jardin. Y mettre aussi une serre ? Dans six cents mètres carrés, il y a la place. Et surtout il me faudra tout apprendre en horticulture. « Que n'ai-je fait l'Ecole Supérieure d'Horticulture de Versailles ? » me dis-je.

Un jardin à Clamart ne peut pas être seulement une vigne ou un champ de maïs. Encore que, une vigne ? J'y mettrais des raisins que je connais, des variétés précoces, Chasselas de Fontainebleau, Sultanine, et des plus tardives, des Muscats de Hambourg…

Commençons par le plus facile : il faut tondre le gazon pour dégager les pieds des quelques massifs de fleurs qui subsistent. Je fais l’investissement d’une tondeuse à main, un petit appareil à deux lames en forme de mains superposées qui se croisent en glissant l’une sur l’autre à haute cadence. L’appareil est léger et fonctionne sur batterie rechargeable. De la main gauche, on soulève les tiges des plantes et des arbustes pour enfoncer la tondeuse avec la main droite au plus près des pieds. Mais si la main gauche se mélange au gazon, la main droite ne fait pas la différence. Deux doigts de la main gauche sont donc tranchés. Tranchés deux fois car les lames font l’aller et le retour. Ma femme a tout ce qu’il faut dans son armoire à pharmacie, y compris le vaccin anti-tétanique. Bétadine, pansement… et je peux encore écrire, conduire et travailler sur l’ordinateur et par Internet : plus de peur que de mal.

(1) MAINS - Poème de Paul Verlaine, 1888
(2) Mon fils aîné.
(3) Ma fille

MAINS

Ce ne sont pas des mains d'altesse,
De beau prélat quelque peu saint,
Pourtant une délicatesse
Y laisse son galbe succinct.

Ce ne sont pas des mains d'artiste,
De poète proprement dit,
Mais quelque chose comme triste
En fait comme un groupe en petit ;

Car les mains ont leur caractère,
C'est tout un monde en mouvement
Où le pouce et l'auriculaire
Donnent les pôles de l'aimant

Les météores de la tête
Comme les tempêtes du cœur,
Tout s'y répète et s'y reflète
Par un don logique et vainqueur.

Ce ne sont pas non plus les palmes
D'un rural ou d'un faubourien ;
Encor leurs grandes lignes calmes
Disent «Travail qui ne doit rien ».

Elles sont maigres, longues, grises,
Phalange large, ongle carré.
Tels en ont aux vitraux d'églises
Les saints sous le rinceau doré,

Ou tels quelques vieux militaires
Déshabitués des combats
Se rappellent leurs longues guerres
Qu'ils narrent entre haut et bas.

Ce soir elles ont, ces mains sèches,
Sous leurs rares poils hérissés,
Des airs spécialement rêches,
Comme en proie à d'âpres pensées.

Le noir souci qui les agace,
Leur quasi-songe aigre les font
Faire une sinistre grimace
A leur façon, mains qu'elles sont.

J'ai peur à les voir sur la table
Préméditer là, sous mes yeux,
Quelque chose de redoutable,
D'inflexible et de furieux.

La main droite est bien à ma droite,
L'autre à ma gauche, je suis seul.
Les linges dans la chambre étroite
Prennent des aspects de linceul,

Dehors le vent hurle sans trêve,
Le soir descend insidieux...
Ah ! si ce sont des mains de rêve,
Tant mieux, - ou tant pis, - ou tant mieux.