Arrive le 18 avril. C'est le lundi de Pâques, veille du mariage de Mélaine, la plus jeune sœur de Maman, avec Constant Lemaire.

Pour finir de nettoyer la cour avant la fête, Marty, un des ouvriers, a chargé une pleine charrette de détritus et Vidal, le charretier, a attelé Papillon pour les porter à la décharge, près de l'ancienne gare. Je suis sans doute le préféré de Vidal et, comme souvent, il me propose de l'accompagner. Je convainc alors Régis, le fils du régisseur, mon frère Jean, ma cousine Valérie et deux ou trois autres de nos âges de venir avec moi. Sur la route, nous suivons Vidal et son attelage et jouons à chat ferré. Ça va de soi car la charrette est remplie de morceaux de ferraille.

Très vite Valérie, qui a quatre ans de plus que moi, est sur le point de m'attraper et de me faire chat. Je suis trop loin de la charrette pour toucher un des bouts de ferraille mais par chance je réussis à poser la main gauche à plat sur la roue, une grande roue en bois, beaucoup plus grande que moi, avec plein de rayons en bois et heureusement cerclée de fer. Je suis sauvé, je ne suis pas le chat. Tout content de cet artifice, je ris et je crie à Valérie : « C'est pas moi l'chat, c'est pas moi l'chat ! »

Pendant que je ris, la mule avance, la roue de la charrette tourne et une tonne et demie de détritus m'écrasent la main entre le fer et le macadam. J'ai très mal, d'autant plus mal que je me sens stupide. Vidal arrête la mule, me prend dans ses bras et m'emporte en courant chez Raynaud, le docteur du village. On m'emmène aussitôt à Montpellier où le Professeur Julien, un cousin germain de Maman, replace au mieux les os de la main, comme on fait un puzzle, et greffe mon index qu'on a pris soin, paraît-il, de garder au froid. C'est donc avec un gros pansement et le bras en écharpe que je participe à la fête du mariage, le lendemain.

Depuis la carcasse a grandi, mais pas l'index gauche qui mesure trois centimètres de moins que le droit. J’ai été gêné par la suite pour apprendre à jouer du piano. J'essayai la guitare, mais pour les barrés, rien à faire. Il me reste l'harmonica.

En fait, cet accident aurait pu être beaucoup plus grave – et même nous tuer tous – avec ce jeu idiot, s’il y avait eu dans la charrette, parmi les morceaux de ferraille, une autre grenade laissée par les allemands. Ça n'aurait rien eu d'étonnant : ils avaient installé la kommandantur à la maison et, en partant sans doute un peu précipitamment, ils ne s’étaient pas encombrés de bibelots sans valeur. Ils avaient dit poliment « auf wiedersehen » à Bonne-Maman. Elle parlait l'allemand. Ça lui avait d'ailleurs permis non seulement de leur jouer quelques tours malicieux, mais encore de sauver la vie d'un homme : l'officier commandant l'unité avait fait aligner sa petite Wehrmacht dans la cour et avait demandé à Bonne-Maman de lui désigner l'homme qu’elle avait vu lui dérober des confitures. Bonne-Maman, qui savait quelle était la sanction, avait fait semblant de ne pas le reconnaître, prétextant qu'ils se ressemblaient tous. Francis, le fils d'un ancien ouvrier de Bon-Papa, avait en effet perdu un œil en jouant dans la cour avec Régis, un jeudi de 1947. Francis avait saisi un caillou pour tenter, en frappant dessus, d'ouvrir un objet insolite trouvé par Régis dans la maison des vendangeurs, près du puits. Francis reste aujourd'hui invalide de guerre, le seul dans le village. (1)

(1) Aujourd'hui ce village est devenu une petite ville de 6.000 habitants.

(2) Les chères mains qui furent miennes,... (Paul Verlaine, 1880)

Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces,
Royales mieux qu'au temps des princes
Les chères mains m'ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme?

Ment-elle, ma vision chaste
D'affinité spirituelle,
De complicité maternelle,
D'affection étroite et vaste?

Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits , mains consacrées,
0 ces mains, ses mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne.