Je les quitte vers 15 heures. En mars, je dois tailler la vigne. La maison est à deux cents mètres, sur le même trottoir. Pas une rue à traverser. Il fait froid, le temps est à la neige. Je porte un vieux jean, des chaussures usées et mon parka rouge neuf et doublé. Clamart est désert. Le trottoir est mouillé et sale. Les poubelles débordent. Les éboueurs ne sont pas encore passés. Je suis presque arrivé à la maison, la grille est à dix mètres. Je mets la main dans ma poche pour en sortir mes clefs. Un couple, dans la cinquantaine, marche vers moi, sur le même trottoir. Je lève les yeux, peut-être des connaissances ?

Splasshh ! Plaqué au sol d’un seul coup, je tombe de tout mon long à plat ventre, droit comme un piquet qu’on abat d'un coup de masse. Même au rugby, je n’ai jamais vu d'aussi parfait placage. A la tête, aux épaules, aux coudes, aux genoux, j’ai mal partout. Du sang coule sur mes vêtements.

Allongé sur le trottoir, je regarde mes pieds : les deux chevilles sont tenues serrées l’une contre l’autre par une boucle de matière plastique, un anneau de cerclage du type de ceux qu’on voit autour des bourriches d’huîtres, bleu. Un anneau d'à peine trente centimètres de diamètre. Je comprends tout de suite : pendant que je levais les yeux pour reconnaître les gens venant vers moi, j’ai marché sur le bord de cette boucle. Elle s’est relevée sous le poids de mon pied droit et le pied gauche est entré dans la boucle redressée. Les deux pieds ont été piégés, ligotés.

Le couple arrive vers moi. Ils vont bien m’aider à relever ma carcasse ! Non, voilà qu’ils traversent la rue ! Je n'y crois même pas !

Je finis d’atteindre la maison en rampant, escalade les douze marches en rampant et sonne. Amandine m’ouvre. Je m’assieds, ôte le parka dont le coude est déchiré et aussi le jean, troué. Je saigne du front, du nez, du coude et du genou droits. Je ne rejoins ma femme à la clinique qu'en début de soirée. Dimanche matin nous apprenons que Max, son premier petit-fils, est né à minuit à l'hôpital de Sèvres. Mia va bien, elle est ravie et Pierrick est très heureux aussi. Nous avons hâte de voir ce petit bout de carcasse franco-coréen !