Nous sommes le mercredi 21 juin 2000 après-midi. La porte d’entrée est blindée et lourde, mais vitrée. De l’extérieur, avant d’entrer, je vois un père retraité, âgé, prêt à pousser la porte de l’intérieur et à sortir. Pour l’aider et le laisser passer, je saisis la poignée et tire la porte vers moi. Il passe tout en retenant la porte pour me laisser passer derrière lui.

– Bonjour mon père.

– Bonjour Monsieur, merci bien.

Je m’engage pour entrer, laissant un instant la main sur la porte pendant sa fermeture. Mais le brave curé, soucieux sans doute de ne pas laisser s’échapper les calories de la maison, repousse fermement la porte derrière lui, forçant le groom automatique avant que ma main ne soit retirée. Cette fois, c’est la dernière phalange du médius gauche qui reste pincée. Donc une phalange plus loin qu’avec la tondeuse à gazon qui n’avait coupé, au début du mois, que les avant-dernières phalanges du médius et de l’annulaire. Je continue d’avancer vers le bureau d’accueil, en tirant mon doigt un peu fort pour le dégager de la porte.

– Bonjour, je viens voir Papa.

– Bonjour Monsieur, allez-y, il est là-haut.

Cinq secondes… et c'est une douleur atroce. L’ongle est presque entièrement arraché. Une traînée de sang traverse les trois mètres de moquette qui séparent la porte du bureau d’accueil. Je ne demande plus Papa mais l’infirmière, et m’assieds. Elle vient avec sa trousse et ne peut rien faire de mieux que poser un pansement provisoire et me conseiller d’aller au plus vite à l'hôpital.

J’ai l’idée d’essayer un des hôpitaux que je ne connais pas encore et qui a l’avantage d’être près de chez moi, l’hôpital militaire Percy à Clamart. On m'avait dit que depuis peu il acceptait aussi les civils.

Je demande à l’hôtesse d’accueil et à l’infirmière de ne pas parler de ma visite à Papa et reprends la voiture pour Clamart. Je trouve une place sur le parking de l'hôpital et me dirige rapidement vers un panneau où je vois écrit URGENCES. Je ne raconte pas les détours, les portes – « non, pas les portes » –, les faux aiguillages avant d’arriver devant un bureau surmonté de la pancarte URGENCES. Une femme en blouse blanche me demande ce que je viens voir. « M’étais-je trompé de cinéma ? » Je soulève ma main gauche un peu plus haut. Elle me demande alors de m’asseoir en salle d’attente. Il est 16 heures et il y a quelqu’un avant moi. Elisabeth doit être à son bureau. Je l’appelle. Elle devait me rejoindre ce soir pour écouter sa fille Amandine et la chorale de la Sorbonne chanter dans la cour du Sénat pour la Fête de la Musique. Comme d’habitude, elle décide d’interrompre ses consultations pour me traiter en priorité. De Suresnes à Clamart, on roule assez bien l’après-midi. Elle arrive un peu avant 17 heures et me trouve en salle d’attente, avec l’autre personne et une troisième. Vers 17 heures 30, une infirmière me conduit dans une petite salle de soins, défait mon pansement et décide d'appeler un chirurgien. Nous nous rasseyons en salle d’attente. Une heure. Elisabeth tente quelques percées dans les salles voisines mais ne trouve personne. Sauf dans une salle. Ils sont tous là, en blouse blanche, devant un poste de télévision, regardant le match France – Pays-Bas de l'Euro 2000 au Stade de France. Où en est-on ? Première ou deuxième mi-temps ? Le match ne fait que commencer. La gent médicale se disperse vers 19 heures 30 et un interne vient chercher le patient qui était avant moi. (Nouvelle définition pour Michel Laclos, en huit lettres : « On peut y être patient et impatient. »)

20 heures 30, c’est mon tour. Petite salle de soins, on redéfait le pansement.

– Oh, mais c’est que vous vous êtes bien arrangé, je vous envoie en radio. Revenez me voir après.

Fracture ouverte de la phalange. Nous redescendons voir l’interne. Il confectionne une attelle, refait un pansement et me demande de revenir vendredi après-midi en chirurgie. Il est 22 heures 30 et nous rentrons à la maison avec nos deux voitures.

Mauvaise soirée : Elisabeth est en colère contre l'hôpital et furieuse de ne pas avoir entendu la chorale d’Amandine chanter Carmina Burana et des extraits de West Side Story, et moi j'ai mal.

Je reviens à Percy vendredi à 14 heures. Très attentif à la signalisation, je réussis à m'asseoir en salle d’attente de chirurgie… en moins d'une heure. Mais je retiens, pour le jour où je n’aurai plus de travail, de rencontrer le directeur de l’hôpital et de lui proposer mes services pour un projet de signalétique hospitalière. Un jeune chirurgien me prend en charge, un aspirant. Il accroche la radio sur la platine lumineuse, la regarde un moment, défait le pansement, soulève l’ongle resté attaché à un bout de chair et me demande quand c’est arrivé.

– Mercredi après-midi.

Il se met en colère.

– Mais Monsieur, dans un cas pareil, on n’attend pas deux jours, on vient tout de suite en chirurgie, même la nuit. Un truc comme ça, ça doit être opéré dans les heures qui suivent.

Pour le calmer, je raconte les faits depuis mercredi. Il change de ton et devient même sympathique. Je comprends en le voyant opérer que l’ongle est un morceau compliqué de la carcasse. Sous l’ongle, il y a une matrice ; sous la matrice, il y a le muscle, puis l'os, sans parler des nerfs. Il faut enlever l’ongle, découper la matrice, recoudre le muscle, recoudre la matrice par-dessus et attendre quatre à six mois que le nouvel ongle pousse. Mais avant, il faut réduire la fracture. On m’anesthésie localement. Je peux donc discuter en le laissant travailler avec sa caisse à outils. De Lieutenant de Vaisseau de Réserve à Aspirant, ça n’est pas interdit de se parler ! Je lui parle de signalétique. Dans le mille !

– Ça c’est une très bonne idée, il faut absolument que vous en parliez au Colonel Directeur de l’hôpital.

La carcasse étant en voie de réparation, je sors de l’hôpital avec un doigtier au majeur gauche et bien content de ma touche commerciale qui, si elle prend, fera à coup sûr des petits.

PS : En cliquant ICI, on comprend que j'ai échappé de justesse à l'amputation du doigt.