– Messieurs, l'Eurydice a sombré ce matin avec cinquante sept hommes à bord. Le professeur Rocard, directeur de l'Ecole Normale Supérieure, a informé le ministre, Monsieur Debré, que ses stations de sismographes de Provence avaient enregistré une secousse indiquant une implosion. A quelques dizaines de secondes près, les trois enregistreurs indiquent une secousse à sept heures vingt-huit dans une zone située au large de Ramatuelle, entre Saint-Tropez et Cavalaire. Le ministre, après la catastrophe de la Minerve l'an passé, m'a donné ordre de mettre tous les moyens en œuvre pour retrouver l'Eurydice. Monsieur l'Ingénieur Principal, vous avez la parole.

– Monsieur le Préfet, je suis venu accompagné de l'Aspirant Leclerc du Sablon qui est normalien et a travaillé dans le laboratoire de géophysique du Professeur Rocard. Je vous propose de lui laisser la parole.

– Eh bien, Monsieur Leclerc, nous vous écoutons.

– Bonjour Monsieur le Préfet, bonjour Messieurs. Oui, en effet, je connais plusieurs stations de sismographie de Monsieur Rocard. Il y en a une à Cagnes-sur-Mer, une autre sur le Plateau de Valensole et la troisième, il me semble qu'elle est quelque part dans le Luberon. Avec les trois signaux enregistrés, il est facile de trouver le lieu de la secousse, à condition de connaître la vitesse de propagation des ondes sismiques dans le sous-sol. Là-dessus, je n'ai aucune information.

– Bien. Messieurs, je propose que Monsieur l'Aspirant rencontre au plus vite le Professeur Rocard. Monsieur Leclerc, vous partez à Paris immédiatement et nous reprendrons cette réunion demain, à 14 heures, avec vos explications. Messieurs, la séance est levée.

Un quartier-maître me conduit à la base aéronavale d'Hyères où un Bréguet 1050 Alizé m'attend. En deux heures et trente minutes, le monomoteur dont la vitesse ne dépasse guère 450 km/h se pose sur la piste de Villacoublay. Ce voyage privé, assis derrière le chef pilote, me donne envie d'apprendre aussi à piloter, ça paraît si facile. Un matelot à pompon me conduit rue Lhomond, mais je lui demande de me laisser au coin de la rue Gay-Lussac et de la rue Claude Bernard pour prendre le temps d'un sandwich et d'un demi au Bar des Feuillantines avant d'aller rue Lhomond. Je demande au matelot de venir me prendre le lendemain matin à huit heures rue de Vaugirard, en face du Sénat.

– Vous verrez, il y a deux gardes républicains à l'entrée de l'immeuble, vous leur direz que vous venez me prendre et ils vous laisseront entrer dans la cour. – Bien Monsieur.

Il est seize heures quand je frappe à la porte d'Yves Rocard. Il est impossible de mettre par écrit une conversation avec Rocard, tellement elle contient de gestes, des gestes qui sont des mots…et il faut l'avoir connu pour les comprendre. Il étend une carte à grande échelle sur la table, à côté du bureau. C'est une carte géologique, avec les différentes couleurs selon les âges des affleurements. On y voit les emplacements des trois stations sismographiques – il y en a même quatre –, la côte, les courbes de niveau et quelques chiffres indiquant des valeurs de sondes en mer, au large de la côte varoise.

Il commence par m'expliquer comment il peut affirmer que le sous-marin a implosé : les traceurs de tous les sismographes ont indiqué, à peu près au même moment, un mouvement d'abaissement du sol. Il y a donc eu appel du sol, donc une rétractation, une implosion. En cas d'explosion, ç'aurait été évidemment l'inverse, une montée du sol comme lors des tirs atomiques. Simple, non ?

Carte Cap Camarat

Il a calculé que l'Eurydice se trouverait dans une zone de six kilomètres de large et de dix à douze kilomètres de long, entre le Cap de Saint-Tropez et le Cap Lardier. Ça fait évidemment une très vaste surface. Il sera très difficile de faire des sondages partout, d'autant plus qu'on connaît très mal la nature du fond. Les hydrographes n'ont pas de cartes précises au-delà de deux ou trois milles au large ; ils n'ont que quelques mesures de sonde. On pourrait réduire cette incertitude si on connaissait la vitesse des ondes sismiques sur les trajets entre le lieu de l'implosion et chacun des sismographes.

Il s'agit d'abord de la vitesse du son dans l'eau de mer puis de celle des ondes dites de surface – les ondes S – dans le sous-sol. On sait que la vitesse du son dans l'eau est voisine de 1.500 m/s, mais on ne sait pas quelle est la distance parcourue dans l'eau par le son et on connaît beaucoup moins bien la vitesse dans les roches traversées par l'onde sismique. Si tout était en granit par exemple, on pourrait s'appuyer sur une moyenne de 6.000 m/s. Mais ce n'est pas le cas : on pourrait tout aussi bien avoir des vitesses de l'ordre de 3.000 ou 4.000 m/s dans des roches moins dures. Sur le trajet Saint-Tropez – Cagnes-sur-Mer par exemple, soit 25 km, une différence de vitesse de 1.000 m/s pourrait augmenter le temps de trajet de l'onde S de 25 secondes, ce qui est très important. Sonder une zone aussi grande prendrait plusieurs mois. Pour réduire la durée des recherches, il est nécessaire de connaître de façon précise la vitesse de propagation du son entre chaque sismographe et chaque point de cette vaste zone. Il s'agit donc de dresser au plus vite une carte des vitesses du son. C'est là que ma mission commence.

Je salue Yves Rocard et me rends chez Muriel, rue de Vaugirard. J'ai la chance de l'y trouver. Elle descend dire mon nom aux gardes en faction à l'entrée de l'immeuble et leur explique qu'une voiture de la Marine Nationale viendra me chercher demain matin à huit heures. Nous mettons de la musique, nous faisons l'amour, nous parlons de nos vies, de nos familles, de nos attentes : sa maman est décédée il y a six mois, elle était critique d'art et Muriel a emporté dans sa chambre quelques uns de ses livres d'art, surtout les impressionnistes. Son père lui a offert le permis de conduire et elle a consommé l'argent en livres et en cafés. Elle a quitté l'appartement où vivent encore sa sœur et deux de ses frères, l'aîné étant à l'hôpital. Elle n'attend rien de son père. Claude Trémontant est son professeur préféré. Elle l'admire beaucoup, lui qui sait le grec et l'hébreu et qui a traduit les Evangiles. Je ne connais rien des philosophes herméneutiques mais je crois savoir que Trémontant est aussi un homme de science, alors je lui parle d'Althusser et du séminaire d'épistémologie qu'il organisait à l'Ecole pour les élèves scientifiques et auquel je participais avec assiduité.

Et elle lit : Proust est son auteur préféré, mais elle lit et connaît beaucoup d'essayistes et de romanciers chrétiens modernes et contemporains : Jacques Maritain, Julien Green, Georges Bernanos, François Mauriac, Gilles Supervielle. Anti-conformiste ? Le roman, d'après elle, est la seule préoccupation littéraire moderne. (Contiendrait-il tout ce que le génie moderne a pu révéler de la tragédie de l'âme humaine ?) Je suis admiratif, moi qui n'ai que très peu lu : Gide, Claudel, Teilhard de Chardin. Nous décidons de ne pas nous quitter, que je reviendrais à chaque permission. Faisons encore l'amour !

Le matelot me conduit à Villacoublay où l'avion m'attend. Une autre voiture me conduit de Hyères à Bandol. J'enfile mon uniforme marine, prépare une omelette pour tous les deux et nous repartons à la Préfecture Maritime. La réunion commence à 14 heures avec la même assistance que la veille et l'Ingénieur Sicard.

– Alors, Midship (je trouve que là, le mépris n'est pas de mise), avez-vous pu voir le Professeur Rocard ?

– Oui Monsieur le Préfet.

– Eh bien, que nous proposez-vous ?

– Tout d'abord, Monsieur le Préfet, on peut avoir l'assurance que le bateau a implosé. Les signaux des sismographes montrent à l'évidence une rétractation du sol, donc une implosion. On ne sait pas bien comment cet accident se déroule précisément dans la carcasse du sous-marin mais ce dont Monsieur Rocard est sûr, c'est qu'il ne s'écoule pas deux secondes avant que tous les hommes soient tués par les violentes projections des morceaux de métal.

– Pourrait-on en savoir plus sur ce déroulement comme vous dites ?

– Il faudrait faire des essais. Monsieur Rocard propose que nous en fassions, l'été prochain, à partir du bateau océanographique du laboratoire de l'Ecole, l'Ataga, qui est dans le port de Cassis.

– Très bien. Ça me semble être en une bonne idée. Savez-vous comment vous allez procéder ?

– Oui, enfin sur le principe, mais ce n'est pas moi qui m'en occuperai, ne faisant plus partie du labo de Monsieur Rocard. En fait, on ferait fabriquer une sphère d'environ un mètre de diamètre, en acier, creuse, aussi sphérique que possible, et on la forcerait à s'enfoncer vers le fond en la lestant. On y fixerait une caméra ultra rapide qui filmerait la descente, jusqu'à l'implosion. Et puis on verrait comment ça se passe.

– ça me semble être une bonne idée en effet, et qui nous intéresse beaucoup. Il serait bon que Monsieur Rocard en parle à la DCAN (2) qui pourrait suivre cette expérience. Je vais lui faire un mot dans ce sens, mais venons-en à vos propositions pour la recherche de l'épave.

– Oui Monsieur le Préfet, mais nous avons besoin de savoir jusqu'à quelle profondeur l'Eurydice pouvait résister à la pression.

– Eh bien c'est comme les autres sous-marins du type Daphné, 300 mètres, avec une marge de sécurité jusqu'à 500 mètres. Mais pourquoi cette question ?

– Oh, tout simplement pour confirmer qu'on peut négliger les signaux qui ont été reçus plus tardivement par les sismographes et ne tenir compte que des premiers signaux. La vitesse du son dans l'eau étant beaucoup plus faible que dans la roche, c'est bien les signaux transmis à partir du fond, exactement à la verticale du bateau au moment de l'implosion, qui ont été enregistrés en premier, et c'est de ceux-ci qu'on va donc tenir compte.

– Merci pour cette explication qui me paraît très claire, mais maintenant que fait-on ?

– Il s'agit de connaître précisément la vitesse des ondes sismiques, les ondes dites de surface, dans les couches géologiques qui séparent la zone présumée de l'implosion de chaque sismographe. La géologie de la Provence étant très confuse, il peut y avoir des variations de vitesse très sensibles d'un endroit à l'autre.

– Si je comprends bien, il faudrait disposer d'une carte des vitesses du son ?

– Exactement, une carte des vitesses du son dans toute la zone, jusqu'à chacun des trois sismographes. En fait, ça fera trois cartes, mais il suffira d'une seule opération.

Les gradés, autour de la table, sont dans un silence religieux, attentifs comme jamais je n'ai vu des élèves.

– Alors comment allons-nous procéder ?

– Il s'agit de refaire des explosions, beaucoup d'explosions, à des heures très précises, avec des tops à la seconde près, et à des endroits repérés de façon très précise aussi, à moins de 10 mètres près.

– Mais, Monsieur Leclerc (ah, commencerais-je à être pris au sérieux ?), vous parliez d'implosion, et maintenant vous parlez d'explosions.

– ça n'a pas d'importance, implosion ou explosion, l'onde se propage à la même vitesse.

– Alors messieurs, que pensez-vous de tout cela ?

Un Capitaine de Vaisseau :

– Monsieur le Préfet, nous pouvons faire sauter des grenades n'importe où avec une grande précision. Le tout est de savoir combien.

– Monsieur Leclerc.

– Pour réduire la zone d'incertitude à des dimensions raisonnables, l'idéal serait de faire un maillage avec une explosion tous les 500 mètres, dans toute la zone, mais il faut que les grenades pètent toutes à la même profondeur.

Le Capitaine de Vaisseau :

– Nous avons des grenades en fûts de cinquante kilos que l'on peut régler pour exploser à 50 mètres de profondeur 1.

– Commandant, pouvez-vous établir un plan d'opération pour demain ?

– Oui Monsieur le Préfet, mais ça va faire plusieurs centaines d'explosions. Il faudra interdire la zone à toute navigation car on aura sûrement besoin de plusieurs bateaux.

– Bien, je vais faire le nécessaire. Et la météo, pourrez-vous assurer, quel que soit le temps ?

Brouhaha dans l'assemblée.

– Bien sûr. (Repris par tous – enfin, quelle question ! )

– Monsieur le Préfet, je souhaiterais qu'il y ait un officier marinier hydrographe sur chaque bateau, ceux du BEO, pour commander les tirs, et aussi que nous ayons un hélicoptère. Je pourrais être amené à effectuer des rotations entre les bateaux et les stations sismographiques.

– Je crois qu'on peut accepter cette demande de notre aspirant, qu'en pensez-vous messieurs ?

Tous acquiescent à voix basse, visiblement un peu froissés.

– Alors, Commandant, prochaine réunion demain à la même heure. Monsieur l'Ingénieur et vous, Monsieur Leclerc, nous comptons sur vous. Et vous Commandant, vous choisirez les bateaux dont vous aurez besoin et vous convoquerez leurs commandants à notre réunion.

Sicard :

– Monsieur le Préfet, je pense que Monsieur Leclerc est capable de se débrouiller tout seul, je ne crois pas nécessaire de revenir demain.

– Comme vous voudrez Monsieur l'Ingénieur, mais je vous prie de rester en contact avec votre aspirant.

Je rentre à Bandol et écris à Muriel en lui racontant cet épisode assez croquignolet.

(1) : Le Bureau d'Etudes Océanographique (BEO) a fusionné avec le Service Hydrographique pour former le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine...)
(2) Direction des Constructions et Armes Navales

Extrait de Carcasses. (Pour consulter ou acheter l'ouvrage, cliquer sur l'image dans le bandeau, à droite.)