J'embarque sur le Duperré, l'escorteur qui s'est vu attribuer la bande de mer la plus à l'est, celle qui part du Cap de Saint-Tropez. Vient avec moi Michel, le meilleur officier marinier du BEO, un maître principal. Nous doublons les îles de Porquerolles, de Port Cros, les îles du Levant et nous présentons dans le 110 du Cap de Saint-Tropez, à 5 milles. Nous établissons le contact radio avec le matelot qui est en poste sur le cap. Il nous a bien dans le 110 et prévient son collègue, 150 m plus à l'ouest, de donner le top quand il nous verra dans le 90. Nous faisons maintenant route au 300, filant 8 nœuds, et attendons le top. Sur la passerelle, à côté de moi, Michel, sa montre chronomètre à la main, est prêt à presser sur le bouton à réception du top pour avoir l'heure du lancement – et par déduction, l’heure de l'explosion – à la seconde près.

Message du premier matelot :
– Duperré, me recevez-vous ?
– Fort et clair, à vous.
– Duperré attention, vous êtes maintenant dans le 115, venez à droite.
Le capitaine au barreur :
– Dix à droite, mais tenez votre alignement Bon Dieu !
– Dix à droite.
Le matelot :
– Vous êtes dans le 110, sans venir à gauche.
Le capitaine au barreur :
– Comme ça !
– Route au 310 Commandant.
Le mistral s'est levé depuis un petit moment. On a des creux de trois mètres, bientôt cinq mètres. On a dépassé le 90 de l'autre matelot. Il faut revenir et recommencer. On recommence trois fois, mais le vent forcit. On ne tient pas l'alignement. Le capitaine décide d'aller nous amarrer à un coffre dans le Golfe de Saint-Tropez et d'attendre.
On approche du coffre, au vent.
Le capitaine :
– Stoppez les machines, la barre à droite toute !
Un quartier-maître est parti à l'avant, prêt à sauter sur le coffre pour attraper une amarre. Le bateau vient contre le coffre, à la proue, sur bâbord. Le quartier-maître saute. Un matelot lui lance l'amarre. Le bateau continue de glisser sur son erre, vers le nord, contre le vent. Le coffre est repoussé et se penche. Le quartier-maître n'a pas pu attraper l'amarre, il s'accroche à l'anneau pour ne pas tomber à l'eau. Le coffre se retourne, se présentant maintenant sur le flanc. Le gars s'accroche des deux mains au bord du coffre mais le bateau commence à l'écraser.
Le capitaine :
– En arrière, toute !
En deux minutes le coffre se remet dans sa position normale, horizontale, et le quartier-maître, trempé, tremblant, blanc comme un linge – l'eau est à 4°C –, les mains en sang, s'est remis dessus à quatre pattes, accroché à l'anneau. On lui lance un bout et on le hisse à bord. Couverture, rhum, infirmerie et on rentre à Toulon.

Vaillante carcasse quand même ! Et ces gradés, c'est étonnant comme ils savent garder un alignement, quelle que soit la météo !
Les deux autres escorteurs ont eu les mêmes difficultés et pas une grenade n'a été larguée. On attendra que la météo s'améliore. Trois jours. Enfin, par beau temps, l'opération peut se dérouler à la perfection. On a largué plus de deux cents grenades. Deux cents fois la mer a bouillonné derrière les bateaux. Deux cents fois, des milliers de poissons sont montés à la surface, ventre à l'air, et l'Alouette est restée dans son nid.

On peut maintenant refaire les calculs à partir des heures d'enregistrement des signaux sur les trois sismographes. La zone du naufrage est réduite à une surface presque triangulaire, de 500 mètres sur 300 mètres environ, une surface raisonnable, explorable.
Explorer, mais comment ? Avec quels moyens ? On demande l'aide des américains. Ils disposent, dans une base espagnole, d'un engin d'exploration sous-marine qu'ils sont disposés à nous prêter (ou à nous louer ?). On parle d'un poisson, un appareil de trois ou quatre mètres de long, en forme d'ogive et muni de projecteurs et de caméras. Il est traîné près du fond, un sondeur permettant d'asservir et de maintenir sa hauteur à quelques mètres au dessus du fond. Il peut donc voir le fond dans un rayon d'une quinzaine de mètres. Au pire, il faudra compter 10 jours pour retrouver l'épave de l'Eurydice, ou au moins des gros morceaux de l'épave.

Je suis convoqué au Ministère de la Marine le 20 mars afin de faire le point sur l'avancement des recherches avec les conseillers du ministre.
– On l'aura retrouvé au plus tard le 31 mars, leur dis-je.
Ce 20 mars, je retrouvai Muriel et passai le week-end avec elle.

De nombreux morceaux du sous-marin furent retrouvés entre le 25 et le 30 mars et l'on reprit espoir de retrouver aussi la Minerve, disparue dans la même zone le 27 janvier 1968. Avec la Sybille, abîmée aussi par 700 mètres de fond le 25 septembre 1952, cela fait beaucoup de carcasses, au fond de la mer, du côté de Cavalaire-sur-Mer. Est-ce le triangle des Bermudes de nos sous-marins ?
Mon oncle Jacques D., le frère de ma grand-mère Leclerc, était commandant de sous-marin. Il habite à Toulon avec ma tante Jeanne et je leur rends souvent visite. Pour lui, ces drames sont tous dus à des fautes humaines :
– Tu vois Bruno, un sous-marin ne se conduit pas comme une voiture. Tu augmentes un peu trop l'angle de plongée et tu ne peux plus redresser. Il n'y a pas d'indicateur pour te signaler cette limite fatale.


*****

Oh combien de marins, combien de capitaines
De Toulon, ou brestois familiers de l'Iroise,
Toutes purges fermées, sous une houle hautaine
Crièrent au secours près des côtes varoises.

BLS (octobre 1975)

Extrait de Carcasses. (Pour consulter ou acheter l'ouvrage, cliquer sur l'image, dans le bandeau à droite.)