Il y a quelques années un contrôleur des impôts m'avait dit : « Je devine que vous avez été fonctionnaire, ça se lit dans vos lettres. » Il fut étonné que je lui aie répondu : « Non Monsieur, mais c'est vrai que des lettres, j'en ai souvent écrites à diverses administrations. » Il se pouvait donc que mon style d'écriture fut rébarbatif, neutre, n'évoquant rien qui touche aux sentiments, ne soulevant aucune autre question que celles qui découlent directement du sujet abordé. Un style précis, correct, sans débordement.

Ce style d'écriture m'avait bien aidé quand j'avais entrepris de publier, chaque mois à partir de 1976, le journal de l'Association pour le Développement de l'Enseignement et de la Recherche en Limousin Poitou-Charentes, association dont j'étais le directeur. Le titre en était : « Recherche et Innovation en Limousin-Poitou-Charentes ». Un grave accident d'avion fit que je n'en publiasse que 24 numéros en trois ans, au lieu de 36, mais j'éprouvais toujours du plaisir à le faire. Une chronique, des informations pratiques, des annonces, des comptes rendus de réunions ou d'assemblées... et la satisfaction d'avoir 500 lecteurs, ou 1000, et du courrier.

Et puis vint une période de vaches maigres. Des petits boulots. Un ami me confia de traduire un ouvrage écrit en anglais, « New entrepreneurship and the smaller firms ». Je fis « Les nouveaux entrepreneurs, petites entreprises innovatrices », qui fut édité, et lu, avec des commentaires élogieux. Et déjà j'envisageais d'écrire librement, sans contrainte. Un autre ouvrage me fut confié, assez technique, mais pour lequel j'avais toute liberté : « L'Innovation en France ». Il eut une diffusion assez limitée mais fut copié et illustré, en couleur, par un organisme qui avait les moyens d'en assurer une large diffusion. Ce qu'il fit.

D'autres travaux me conduisirent à écrire : de nombreuses notices ou modes d'emploi de produits industriels ; des résumés d'articles scientifiques à l'attention des députés et des sénateurs ; des rapports de missions de conseil pour divers clients... Tous ces écrits demandaient le mot juste, la concision, la clarté, des qualificatifs qui étaient déjà ceux que mes professeurs de français notaient sur mes devoirs, au collège et au lycée. A ce moment là, les lettres – le français et le latin – n'étaient pas mes matières favorites. J'étais « dans les bons » sans être « parmi les meilleurs ». Il y avait des élèves qui écrivaient. Pour eux, pour leur plaisir : des nouvelles, des contes, des poèmes. Ceux-ci lisaient aussi, beaucoup. Moi, je lisais peu, et jamais pour mon plaisir. Je n'ai commencé à lire par plaisir qu'à l'Ecole. La librairie était tout près, rue Gay Lussac, et le libraire était devenu un ami. Il me conseillait. C'est à partir de là que j'ai découvert d'autres styles, d'autres univers, d'autres raisons d'écrire que d'expliquer simplement des choses compliquées ou de raconter avec exactitude des faits, des observations, des événements.

En même temps ma vie passait à la vitesse supérieure. Je n'avais plus le temps de lire que pendant de trop courtes vacances, et jamais le temps d'écrire pour moi. La famille, les accidents, les déménagements, l'entreprise, encore les accidents, la dépression, le jardinage qui guérit la dépression et qui avale le temps en toute saison, comme le bridge, les autres qu'il faut écouter, aider, les sentiments qu'on ne comprend plus, ceux qu'on découvre, l'enfant qui tombe malade, les accidents, les fins de mois, toujours les accidents et puis le cancer... Le temps d'écrire ? Jamais. Et un soir, un ami venait d'écouter mes histoires et me dit : « Bruno, tu devrais écrire un livre. » Je n'écrivis que des poèmes, une trentaine de poèmes écrits pour ma femme et que je lui envoyais par internet quand je m'absentais plusieurs jours pour mon travail : « Echanges ».

Enfin un concours de circonstances – encore un accident de voiture – me donna le signal. Je me lançai : « Carcasses », des mémoires. Malgré les critiques acerbes – mais infondées car elles se manifestaient avant même que le livre soit écrit – de la plupart de mes frères et soeurs, j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire ce livre, et j'ai voulu que les lecteurs en aient aussi. Je crois que c'est un peu réussi. Je déposai le manuscrit chez une douzaine d'éditeurs, mais aucun ne décida de le publier. Je le soumis alors, sans grand enthousiasme, au Comité de Lecture d'Alexandrie Online qui le publia sur la toile en octobre 2006. Il y reçut le meilleur accueil.

Alexandrie devint alors pour moi un espace d'échange et de partage fructueux et très encourageant. J'y proposai alors « La Terre en danger, le devoir de changer ! », un essai écrit très vite, sur commande, pour une société de communication institutionnelle qui avait besoin de matériel pour illustrer diverses manifestations sur les énergies renouvelables, l'énergie éolienne en particulier, une de mes spécialités. Un travail « alimentaire » ! La période préélectorale arrivait à point pour donner à cet essai une vitrine, et surtout pour faire de cet ouvrage abondamment illustré un aiguillon supplémentaire pour la réflexion. « La Terre en danger... » veut faire réfléchir, comme « Carcasses » d'ailleurs.

Et j'ai voulu continuer et plonger dans la fiction. Non pas la science fiction, mais un roman, avec un décor, un temps, des personnages, une intrigue : « Le tumulus. » Une écriture toute neuve pour moi, mais tout ce qui y est raconté n'est pas neuf, et tout ce qui est neuf a sans doute été déjà raconté. Louis Aragon écrivit : « Je n'ai jamais appris à écrire. » N'est-ce pas encourageant ? Un peu moins bien reçu par les lecteurs d'Alexandrie que les deux précédents ouvrages, « Le tumulus » me fit prendre conscience qu'écrire exige deux choses qui paraissent contradictoires : « y passer beaucoup de temps », et « laisser beaucoup de temps passer ».

Je me suis alors lancé une sorte de défi, celui d'écrire tous les jours, pendant deux ou trois heures, et de me fixer un délai de 50 jours : inventer chaque jour un morceau d'une histoire, et forcer l'histoire à se dérouler pendant 50 jours. C'est ainsi qu'est né, sur ce blog, le polar « Coffiots : la fin des casses... », écrit tous les jours du 1er mai au 18 juin 2007. Cet ouvrage, après relecture et corrections, sera aussi proposé sur le site d'Alexandrie.

Alexandrie est-il une fin pour moi ? La réponse est non. Alexandrie est un vivier, un milieu, un ferment, un espace convivial et d'émulation ou l'amitié et l'encouragement l'emportent sur l'esprit de compétition et l'égocentrisme.

Quand une vie est remplie d'expériences dont les enseignements peuvent être partagés, que choisir de mieux que de les faire partager par le plus grand nombre ? Aucun des ouvrages cités n'a encore atteint ce but. Pourquoi j'écris ? Pour l'atteindre, un jour, et c'est un très grand plaisir !