Nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Okinawa sert de base de ravitaillement, de soins et de repos pour les troupes de l'US Navy, ainsi qu'au stockage et à l'entretien des matériels et des avions. Et c'est aussi une base de bombardiers. A l’atterrissage notre avion, un B747 de Japan Airlines, quitte très vite la piste pour se ranger sur le tarmac, pressé par les contrôleurs de la tour qui font décoller les B52 les uns derrière les autres, dans un vacarme assourdissant. Nous avons encore trois jours avant d'embarquer sur le Saifu Maru, le bateau océanographique de la Japan Météorological Agency (JMA), pour notre mission américano-japonaise. Nous dormons à bord et passons nos journées en ville ou au PX de la Navy : magasins, restaurants, cinémas, bar américain, café-théatre et boîte de nuit, tous réservés aux officiers et tax free. John et moi avons un badge accréditif.

En ville, nous allons d'échoppe en échoppe. La plupart vendent des porcelaines. Il pleut continuellement, l'air est saturé d'humidité et la température ne descend jamais sous 30°C. Nous restons mouillés. L'après midi, nous allons prendre un demi de bière dans un bar. Toutes les maisons des rues centrales de la ville ne sont que des bars, sur deux kilomètres, à droite comme à gauche. Le bar est au rez-de-chaussée. Au premier il y a des grandes tables, des chaises et une scène pour le strip-tease. Des dizaines de marines sont attablés, saouls à ne plus pouvoir se lever ou endormis, avachis sur la table. Pas un ne regarde la scène où se succèdent les danseuses, blondes et aux avantages évidemment sélectionnés. Les numéros se renouvellent et les filles se relèvent, de dix minutes en dix minutes. Les numéros remontent les rues, les filles les descendent. Le spectateur peut rester assis, le show est permanent. Renouvelés ? Peu importe, ils sont là pour se pinter, oublier. Huit jours de perm avant de retourner au casse-pipe, là où l'on voit de la carcasse à en chialer, ou à vomir. Là où l'on tue quand l'officier dit de tuer, où l'on massacre un village entier quand l'officier dit de massacrer le village entier :

There are Vietcongs in this village, kill them all !

A Béziers, il y avait des Cathares, mais « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » L'officier était Simon de Montfort. Il obéissait au Pape (3).

Elles n'ont souvent que dix-huit ans, ces recrues pour la boucherie. Dix mille apprentis carcasses en permission se relaient chaque semaine à Naha. Qu'on leur serve des filles de Scandinavie ? Ils n'ont plus d'appétit.


(1) Bruno-grad était l'appellation donnée, pour se moquer de moi, à mon appareillage par les collègues du labo de géophysique sous-marine de Columbia University, embarqués avec moi sur les bateaux océanographiques. Moi, j'avais préféré l'appeler le B-grad. Je l'avais fabriqué pour mesurer le flux de chaleur au fond des océans et contribuer à établir les bases de ce qu'on appelle maintenant la tectonique des plaques (anciennement appelée dérive des continents ou encore hypothèse d'Alfred Wegener).

(2) Okinawa est la principale île de l'archipel des Ryukyus, entre l'île de Kiushu et Taiwan. Sa population est majoritairement d'origine chinoise. Conquise par les Américains en juin 1945 après de très durs combats contre les japonais, elle leur servit de base pour bombarder le Japon, mais seulement quelques semaines, le Président Truman décidant, le 6 août 1945, de larguer la bombe sur Hiroshima. La capitale, Naha, avec 350 000 habitants, fut totalement rasée, puis reconstruite selon un plan typiquement américain, avec un ensemble de rues parallèles descendant à l'ouest vers la mer. L'île fut rendue au Japon au début des années 90.

(3) Le Pape, Innocent III, avait bien choisi son nom ! Et les indulgences, c'est lui qui les distribuait !

On peut retrouver ce récit dans Carcasses : cliquez sur l'image, dans le bandeau.