Nous convenons que si nous ne les rattrapions pas, nous traverserions le glacier sous la face sud et les rejoindrions au sommet par la traversée de l'arête sud-ouest à partir du Col du Sélé. Nous préparons nos sacs en vitesse, y mettons une gourde d'eau, quelques biscuits et fruits secs et partons en voiture à Ailefroide. Nous remontons la vallée de la Nière jusqu'au bout du chemin où nous laissons la voiture. Nous atteignons le refuge du Sélé vers minuit. Le gardien nous informe que nos amis sont passés deux heures avant nous. Nous prenons une collation chaude, nous reposons un quart d'heure et repartons, la lampe frontale allumée sur le casque. Nous franchissons vite la rimaye et commençons la remontée du grand Glacier du Sélé. Il fait froid, la neige est dure et les chaussures adhèrent bien. Nous décidons de ne nous encorder qu'à l'arrivée au col, au pied de l'arête. La face sud se dresse devant nous et sa masse sombre se distingue nettement dans le ciel sans nuage, mais nous n'entendons aucun bruit. Je marche devant. Jusque là.

Là, c'est la crevasse au fond de laquelle, soudain, je disparais. A une dizaine de mètres sous la neige, je suis coincé entre les murs de glace, sans crampons et non attaché. Alors commence l'exercice classique de sortie de crevasse, tant répété les semaines précédentes au stage de l'UCPA. Marc plante son piolet, y attache sa corde par le milieu et me lance les deux bouts. Je fais un nœud de chaise à chaque bout et crie à Marc d'avaler. Les deux brins étant tendus, j'entre un pied dans un nœud et donne deux où trois coups secs sur l'autre brin. Marc tire un peu de corde et fait trois tours morts autour du piolet. Je passe mon pied dans le noeud soulevé de quarante centimètres en me tenant par les mains au brin tendu puis crie pour que Marc avale l'autre brin. Marc prend un peu de corde et fait des tours morts. Je me hisse alors sur l'autre pied. Vingt-cinq fois de suite et me voilà sorti, et meurtri.

Pas question d'abandonner. Nous repartons et atteignons le col vers trois heures. L'aube apparaît. Nous nous encordons. Je repasse devant et nous grimpons. Escalade naturelle. Nous arrivons au sommet à sept heures. Les autres n'y sont pas. Nous appelons mais n'avons pas de réponse. Marc m'assure pour une courte descente en rappel sur la face sud. Vingt mètres plus bas, j'appelle de nouveau. Cette fois ils répondent mais je ne comprends rien. Ils ne sont pas loin, j'entends aussi les coups de marteau. Je remonte. Nous décidons de les attendre et mangeons un ou deux biscuits et des abricots secs. Il est neuf heures et ils n'arrivent toujours pas.

Nous décidons de redescendre avant que le glacier ne se ramollisse. Mais pas par l'arête sud-ouest. (Ce qui se monte facilement ne se redescend pas toujours aussi aisément.) Nous hésitons entre l'arête nord, vers le Col de l'Ailefroide, et l'arête sud-est, plus courte, où nous savons qu'un couloir abrupt, mais équipé de pitons, nous ramènerait vers le glacier du Sélé. C'est cette voie que nous choisissons et nous atteignons le sommet de l'abrupt pitonné vers midi : deux cents mètres presque verticaux avec plusieurs surplombs.

Nous apercevons alors nos deux amis sur le glacier, marchant vers le refuge. Nous appelons mais sans succès. Nous mettons un mousqueton au premier piton, Marc descend, pose un autre mousqueton au piton suivant, m'assure pendant que je le rejoins et nous descendons ainsi, presque tout en rappel, une centaine de mètres. Il en reste encore cent. Mais tout est enneigé et nous ne trouvons plus de piton. Il est cinq heures de l'après midi. Nous cherchons encore, déblayons la neige de chaque rocher, de chaque dalle, à mains nues. En vain. Le temps passe. Il est sept heures. Le soleil se cache derrière la Pointe du Vallon des Etages et il commence à faire très froid. Nous ne voulons pas risquer une descente non assurée et décidons de rester là jusqu'au matin. Nous accrochons nos sacs à un mousqueton, nous nous ficelons debout l'un contre l'autre, nos deux carcasses attachées au piton, pour attendre. Nous nous donnons des claques, dans le dos, sur les épaules, partout, et finissons biscuits et fruits secs.

L'aube parait, mais le soleil reste caché derrière le Pelvoux et il fait encore très froid. Vers huit heures, Simon et Yves réapparaissent sur le glacier. Cette fois ils nous ont vus. Zut, ils redescendent ! Attendons ! A dix heures, un hélicoptère se fait entendre puis surgit devant la Pointe des Bœufs Rouges. Il survole le glacier, fait un tour complet devant nous et s'en va. Il nous a vus. A midi, nous apercevons un homme en rouge traversant le glacier vers l'arête sud-ouest et le col. C'est un guide, nous allons être tirés d'affaire. Il nous rejoint vers seize heures, nous montre les pitons que nous cherchions et à sept heures du soir nous retrouvons Simon et Yves au refuge. Ils avaient renoncé, juste sous le sommet, à cause de la neige et de la difficulté technique.

Ce fut ma dernière course difficile. Plus tard, je décidai de ne pas transmettre ma passion de la montagne à mes enfants. Des cailloux tombent des parois, trop de carcasses en tombent aussi.

Récit extrait de Carcasses (Cliquez sur l'image, dans le bandeau.)