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Les enfants se sont fait attendre. (Alain avait quelques miss à rattraper.) Il est presque quatre heures quand parents et enfants arrivent dans le petit port de Brigneau. Il y a un peu plus d'agitation que la veille. C'est comme ça tous les samedis. Les gens de l'intérieur sortent leur bateau, d'autant que c'est de nouveau la marée haute. Ne trouvant pas de place pour se garer, Maurice arrête la voiture devant la porte du hangar de Fernand. Lui aussi a envie de profiter de la marée haute, et même de la tempête, s'il en croît ce qu'Odile lui a raconté sur ce jeu merveilleux d'Omaha Beach.

La surprise est totale quand il entrouvre la porte du hangar.

– Ma puce, la deuche !

Odile se précipite.

– Eh bien, ça t'étonne ?

– Grave, oui. Il a laissé les clefs j'espère.

– Tu sais bien qu'elle ne ferme pas.

– Mais pour démarrer.

– Pourquoi veux-tu la démarrer ?

– Ben, déjà, pour faire d'la place pour jouer, mais c'est pas tout. Faudra k'tu lises le journal à l'hôtel, y a un blème, j'te dis pas, un vrai blème, grave.

– C'est quoi, ton problème ? Que Fernand ait garé son camion ailleurs pour laisser la place à la 2 CV qui est vieille et qui craint la pluie ? Ça me semblerait naturel au contraire.

Au commissariat central de Lorient, le gradé Declain a quitté son service après avoir rendu compte de ses missions à son chef, le Commissaire Maradec. Il a pour consigne de se trouver à Brigneau quand le Keraban y reviendra, donc dès lundi soir ou mardi matin à la première heure. L'échange avait été quelque peu houleux, Maradec n'ayant pas avalé que, voyant une deux pattes dans le hangar de Fernand à la place du camion dont la tenancière du Bar du Port avait parlé, Declain ne s'en soit pas étonné, qu'il n'ait pas cherché à savoir où le camion était rangé. Maradec était persuadé que le patron pêcheur Fernand Plouferrat cachait quelque chose, dans le camion ou, plus probablement, dans la deux pattes. Lundi matin, Declain devra interroger la Gendarmerie Maritime de Granville pour connaître les mouvements du Keraban.

A Granville, le Keraban y arrive en ce moment. Fernand interroge sur le canal 9 la capitainerie du port pour se faire indiquer un ponton d'accostage. Il lui est demandé de se mettre à couple du Marie Prigent, au ponton B, un autre emplacement pouvant lui être désigné s'il reste au port plus de 24 heures. Il est amarré à 16 heures 30 et Fernand est ravi de l'emplacement qui lui a été attribué. A part le Singe qui est resté allongé au fond de la cale depuis le départ, à gerber tout ce qu'il avait encore dans le ventre, non seulement tout s'est bien passé jusqu'ici, mais encore le fait d'être amarré à couple contre un bateau de ses amis va simplifier considérablement l'échange de caisses de poissons. Il lui achète six caissons, quatre pour être vendus à la criée spéciale de 19 heures et deux pour le retour à Brigneau. (Au retour, la pêche n'aura pas été bonne, mais qu'y faire ?...)

Le seul moment délicat est celui où il faut faire passer deux caissons du Marie Prigent au Keraban. Ça ne prend que trente secondes, mais il faut attendre qu'il n'y ait personne sur le ponton, en face des bateaux. L'opération pourrait paraître insolite. La chose étant faite, il n'y plus qu'une heure à attendre avant de revendre les quatre caissons que le grutier a déchargés. Les restaurateurs, commerçants et marchands forains de Granville et sa région n'arriveront à la Criée que peu avant 19 heures.

A Saint Helier, le principal port de l'Île de Jersey, tout avait été mené rondement. Fernand travaille avec les établissements WiVa. Co, le shipshandler le plus réputé des îles anglo-normandes. Sous l'apparence bien visible de magasin d'accastillage, c'est en réalité un immense bazar où l'on peut acheter – et aussi vendre – n'importe quoi. Comme tous les établissements de l'île, il bénéficie de la franchise de TVA et nombreux sont les visiteurs allochtones qui y passent suffisamment souvent pour bénéficier aussi de cette mesure de faveur. Saint Helier a aussi la faveur des banquiers. De nombreux établissements de dépôt et d'affaires y ont leur agence, située le plus souvent sur le port ou à proximité immédiate. Fernand a un compte joint à la Financial Vawi Inc, compte dont Maurice et Odile Le Menech ont aussi la signature.

Sa première démarche avait été la visite aux établissements WiVa. Il s'y était rendu, accompagné par le Singe, pour acheter, avec des euros, un équipement VHF dernier cri pour son bateau, connaissant un plaisancier de Concarneau qui s'était déclaré candidat pour la reprise de son équipement actuel, au cas où il s'en séparerait. Il avait aussi réussi à négocier la vente des bijoux. Mais pour ça, le commis avait appelé le patron et l'affaire avait été conclue dans un bureau fermé, à l'écart du magasin. L'homme, qui n'avait pas dit son nom, disait s'y connaître et le prouvait en ouvrant pour Fernand et le Singe le catalogue de son établissement d'Anvers, où il est aussi diamantaire.

Dans la discussion – pour faire parler les gens, Fernand en connaît un rayon –, cet homme se révèle être à la tête d'un assez vaste réseau d'affaires. Le siège de son entreprise est à Ostende – une entreprise d'import-export –, il est propriétaire de la Financial Vawi Inc, qui a des bureaux aux Etats-Unis, aux Caraïbes, au Luxembourg et dans le Emirats du Golfe Persique – et où Fernand a son compte –, il possède un parc immobilier important, notamment à Londres, Paris et New York, une écurie de chevaux de course à Dubaï, enfin une des plus belles collections mondiales de voitures anciennes, presque toutes rassemblées à Dubaï également

D'ailleurs, dans la conversation, quand cette collection a été évoquée, le Singe n'avait pas manqué de dire à ce monsieur qu'il avait rencontré, il y a seulement quelques jours, un homme qui lui ressemblait beaucoup et qui s'était vivement intéressé à la Dora Adenauer du Grand Garage à Paris. Et le monsieur avait répondu qu'en effet, non seulement cette voiture l'avait intéressé, mais qu'il l'avait achetée le soir même, le numéro du vendeur lui ayant été aimablement communiqué par le mécano qui se trouvait là.

Pour finir, la reprise de ce petit tas de « ferraille », avec les pierres, avait été conclue pour la somme de 650.000 euros. Un billet à ordre avait été signé et déposé, avec les euros et les dollars, sur le compte de Fernand, à la Financial Vawi Inc.Fernand s'était fait remettre, à la caisse, 5.000 euros en petites coupures, pour ses besoins quotidiens et ceux de ses amis Le Menech.