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- De toutes façons, je peux la ranger, cette valoche comme tu dis. C’est pas aujourd’hui qu’on pourra partir.

- Non, ç’est sûr, et t’as une idée où s’qu’on va l’mettre ce mioche ?

- Il n’y a pas trente six solutions, mon chéri, on va mettre un matelas par terre dans la chambre d’Alain. Et il me semble que tu devrais téléphoner à Madame Girardin pour lui dire que le procureur est passé ce matin et que tout va bien.

- Ok, ma puce, je fais ça. Tu prépares kek'chose pour manger ?

Maurice n’aime pas téléphoner. Il sait qu’il ne s’exprime pas très bien et a peur d’être mal compris. Cette fois il le fait quand même.

Dès après le repas, les trois Le Menech partent au Commissariat du 6ème. Un itinéraire classique pour eux, qui passe par le Luxembourg, à côté de l’Orangerie et des joueurs de bridge. Maurice aperçoit son joueur préféré, mais ils ne s’arrêtent pas. Au contraire, ils pressent le pas. Il est déjà deux heures et quart. Ils arrivent trois minutes après devant le commissariat, se présentent à l’agent en faction et entrent. Un brigadier les invite à s’asseoir et décroche un téléphone. Le commissaire sort de son bureau quelques instants après et leur fait signe d’y entrer. Un jeune homme est assis sur une chaise, près du bureau.

- Commissaire Mercier, bonjour Messieurs Dames, bonjour mon garçon. Je vous présente Sébastien Bouchetar, ce jeune garçon qui vous attend avec impatience.

- Pas du tout, m’sieur, j’suis pas pressé du tout. J’attends de r’voir mes vieux.

- Vous savez, c'est normal à cet âge. On ne comprend pas toujours que ses parents doivent s'absenter assez longtemps quand ils changent de métier.

- Mais m'sieur, Papa il a jamais dit qu'y voulait changer d'métier.

- Tu sais, mon grand, il y a des choses que les parents ne disent pas aux enfants. Bon, Monsieur et Madame Le Menech, vous êtes venus comment ?

- Nous sommes venus à pied, par le Luxembourg, Monsieur le Commissaire. Nous pouvons reprendre le même chemin.

- Non, je vais vous faire raccompagner. Si vous voulez bien, les deux garçons, passez dans le hall et attendez-nous un instant.

Monsieur Mercier appuie sur un bouton, un brigadier ouvre la porte.

- Marcel, tu veux bien t'occuper de ces deux jeunes. J'en ai pour trois minutes.

Alain et Sébastien étant sortis, Mercier peut expliquer la situation au couple Le Menech.

- Monsieur et Madame, j'espère que le substitut du procureur vous a brièvement expliqué qui était ce jeune garçon. Un tempérament un peu farouche, disons même un peu dur, sans doute comme son père. Je vous recommande la plus grande prudence car il est capable des pires bêtises.

- Mais M'sieur, on nous avait dit k'c'était un garçon de huit ou neuf ans, s'étonne Maurice.

- C'est bien ça, Monsieur, il aura neuf ans le mois prochain. Mais c'est vrai, on lui donnerait quatorze ou quinze ans. Il est d'ailleurs aussi adroit qu'un ado de quinze ans, je peux vous le montrer dans ses oeuvres si ça ne vous fait pas peur.

Le commissaire glisse une cassette sous un écran de télévision et appuie sur un bouton.

- Regardez bien, vous le reconnaîtrez facilement.

Maurice et Odile assistent, éberlués, au spectacle macabre de la rue de Rennes. Odile se fait cette réflexion : « C’était bien la peine de se creuser la tête pour voir ces images, voilà qu’on nous les montre spontanément ! ». Et on imagine ce que peut penser Maurice, lui qui espérait obtenir un entretien par l’entremise de la Société Générale. « Le mort inversé », il n’a plus que ces mots là en tête, le Maurice.

Mais les images défilent trop vite. Maurice n’a pas le temps de vérifier ce qu’il cherchait à savoir. Alors, s’adressant à sa femme :

- T’as eu l’temps d’bien l’voir, le gamin, ma chérie.

- C'est-à-dire que, vu sa taille, on ne sait pas bien qui regarder au début. J’aimerais bien revoir. C’est possible Monsieur le Commissaire ?

- C’est vrai qu’il est grand. Il faut regarder à gauche de l’image. Vous constaterez qu’il tire trois fois, et qu’il fait mouche à chaque fois. Je vous repasse la cassette.

- Impressionnant en effet, souligne Odile, qui observe l’homme au cabas, à gauche du gamin.

Mais elle remarque aussi que la tête du petit Prince est à moitié coupée, qu’elle n’entre pas entièrement dans le champ de la caméra. Et puis il se tient plutôt derrière le gamin et celui-ci ne le voit pas. Quand au Singe, peut-être peut-on apercevoir ses jambes, mais c’est bien tout.

- Ça va, vous comprenez un peu le caractère du petit bonhomme ?

- Ça M’sieur, pour comprendre, y pas mieux k’le cinoche. J’crois bien que j’vais vous l’rafraîchir, vot’ Sébastien. Comme dans la Royale.

- C’est vrai que vous avez été marin, Monsieur Le Menech. Vous avez dû en voir, des têtes dures ! Mais c’est parfait, vous êtes exactement l’homme de la situation. Maintenant, je crois que vous en savez assez. C'est à vous de jouer.

« Et y z'appellent ça jouer... », se dit Maurice.