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Il n'a pas fait cent mètres que Maurice se prend déjà d'émerveillement pour la Blue Star.

- Non mais écoute, ma puce, t'entends ce silence ?

- Eh bien comme ça au moins, on peut parler.

- J'te propose de vous laisser d'vant la maison et j'irai r'mettre la titine au garage.

- Comme tu veux mon chéri.

Maurice dépose femme et enfant en face de la rue du Commandant Mouchotte et continue vers le Grand Garage. Il tourne à droite rue de la Gaîté et prend, à droite encore, le boulevard Edgar Quinet. Il dépasse un important groupe de personnes qui suivent un fourgon mortuaire, à l'entrée du cimetière et, vers l'avant du cortège, il aperçoit la mince silhouette de Madame Girardin.

« Lequel est-ce ? Les deux peut-être ? Non, pas les deux, ça ne se fait pas. On enterre les gens un par un. Sauf à la guerre, bien sûr. Et là devant, ce doit être sa femme et ses enfants. » Les pensées se bousculent dans la tête de Maurice. « Passe en silence, c'est bien ma titine ! Discrétion. J'ai bien fait d'pas lui d'mander la date, à Muriel. Elle aurait été foutue d'm'inviter à s'te crêpe où qu'y a autant d'poulets que d'famille. Et p'tet bien k'l'autre ça s'ra l'suivant, d'fourgon. »

Le cortège disparaît dans le rétroviseur. Maurice traverse le Boulevard Raspail et enfile la rue Campagne Première. Il monte la rampe du Grand Garage jusqu'au troisième étage et gare la Blue Star à la place de la Dora Adenauer. Il sort, claque la portière et appuie consciencieusement sur le bouton rouge de la carte-code. « Ces cons, y z'auraient pu y faire faire un bruit, un bip, un ding-ding, kek'chose ! Comment j'peux savoir si c'est éteint ? » Il fait rapidement le tour de sa collection et remarque la place vide de la 2 CV. « Y sont donc partis, mes deux zouaves. Ah, mais que j'suis con, j'aurais dû y mettre là, ma titine. Remplacer une auto qu'elle est vendue l'même jour, ça fait drôle. Là, c'est ma place habituelle. Faut k'je change. »

Maurice s'exécute. Il déplace la Blue Star. Content de lui, il repart à pied vers son domicile mais en évitant le boulevard Edgar Quinet. Il passe par la rue Emmanuel Richard, la rue qui coupe le cimetière en deux, « la seule rue de Paris où k'le facteur y vient jamais, vu qu'y a pas un seul numéro d'maison », se souvient Maurice. Il tourne ensuite rue Froidevaux et arrive avenue du Maine. « Pourquoi pas un brin de causette avec Jacques ? Sa terrasse est déserte. » Maurice s'assied à une table, dehors. Jacques arrive aussitôt.

- Alors ça y est, vous l'avez votre voiture ?

- Ça y est Jacques. J'm'en vais lire un peu s'qui racontent, ces baveux.

- J'vous sers un quart Perrier, comme d'habitude ?

- C'est ça, Jacques.

En feulletant ses trois quotidiens – Libé, Le Figaro et Le Monde –, Jacques s'aperçoit que les journalistes en racontent beaucoup plus que d'habitude, comme si la police avait décidé de mettre toute la population à la recherche d'indices. Ça devient même évident quand il lit les récompenses offertes. « Y z'ont bien changé, les pisse-copie ! », pense Maurice, en lisant la liste de tous les indices recherchés. Les perquisitions chez toutes les personnes contrôlées à la sortie de l'agence n'ont rien donné. Les pistolets en plastique – les jouets –, proviennent tous de boutiques différentes, tous achetés à l'unité. Sur les images de la caméra de surveillance, la moitié des visages sont cachés par les têtes des gens – des femmes surtout – qui faisaient la queue ou qui remplissaient des remises de chèques sur les tablettes disposées au milieu de l'agence. Les seules images où l'on peut voir clairement les visiteurs sont celles qui précédaient le massacre, quelques minutes avant, et elles montrent que ces visiteurs étaient déjà sortis au moment du drame. On y voit clairement un homme habillé en noir et déposant sur le comptoir un paquet emballé dans du papier journal, et il est écrit que cette personne est connue de la directrice d'agence, en bien. On demande donc à toutes les personnes présentes à l'agence au moment de la fusillade de se présenter au commissariat du 6ème arrondissement, où toutes les prises de vue leur seront montrées et où chacun sera amené à reconnaître qui est qui, même si on ne distingue qu'un morceau de sa tête, une épaule, un sac...

« Y va falloir serrer les boulons, surtout avec mes deux anges », se dit Maurice en payant son quart Perrier. Finalement, il renonce à relancer la conversation avec Jacques. Et, l'appelant d'un signe de la main :

- Salut mon Jacques, j'crois qu'on va s'arracher d'main matin.

- Alors bonnes vacances Monsieur Maurice.