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Arrivé rue du Commandant Mouchotte, Maurice retrouve sa femme, déjà revenue elle aussi.

- J'm'attendais pas à t'voir déjà, ma puce, çà c'est pas bien passé ?

- Figure-toi que moi non plus, je ne m'attendais pas à te revoir si vite. Mais moi, si, au contraire, ça s'est super bien passé. A un moment, j'ai même cru qu'il voulait m'embarquer avec lui, dans la Dora Adenauer.

- Et pour la carte grise, il a rien dit ?

- Si, il l'a remarqué, et je lui ai répondu qu'il ne fallait pas qu'il s'étonne, qu'avec le 14 juillet, le pont, et tout ça, que les fonctionnaires avaient sans doute oublié de tourner une page au calendrier. Mais qu'à un jour près ! En fait, on dirait qu'il est habitué aux bêtises de l'administration française. Lui, il est belge. D'ailleurs, je l'avais deviné à son accent, au téléphone. Il m'a expliqué qu'il était dans les affaires d'import-export, à Ostende. Il fait dans les appareillages pour les bateaux. Ça a l'air de bien marcher, son business.

- Et la monnaie, y t'as pas fait d'embrouille ?

- Non, aucune. Regarde, une sacoche de billets de 100 dollars tout neufs. Il est comme toi, il n'aime pas les chèques et il se fait payer en dollars par les bateaux qui passent à Ostende.

Maurice tire la sacoche vers lui, l'ouvre et sort une liasse de billets.

- Attends, ma puce, tu crois pas qu'y a d'l'arnaque là-d'sous ? Tous les numéros se suivent. J'peux t'dire k'c'est pas un client qui crache du cash numéroté. Ça vient d'une banque ou j'm'y connais pas. Et j'vais pas avoir l'air con, moi, s't'aprèm'.

- D'accord pour les billets, mais toi, j'te comprends pas, qu'est-ce que ça vient faire avec la voiture ?

- C'est k'jai prévu d'la payer en dollars, la caisse. Ç'en était pas une, de bonne idée ?

- Au contraire, c'était une super bonne idée mon chéri, mais qu'est-ce qui t'en empêche ? Tu n'as qu'à prendre ce qu'il faut.

- Oué, ben pour commencer, tu vas prendre un billet sur trois, dans chaque liasse, et tu vas bien les mélanger. Mais faut k'j'les aie avant deux heures. Ok ma puce ?

- Dis donc, un billet sur trois, ça fait pas loin de soixante mille euros, c'est une Rolls que t'as achetée ?

- Mieux k'çà ma puce, une Blue Star. Pas un kopek de sauce à met' dedans. Et j'te dis pas, la promo, le prix d'la promo arrondi, le tout en dollar au prix qu'il était y a cinq ans ! Attends ma puce, je rêve !

- C'est ton plan, mon chéri. Ne dis pas que tu rêves !

- C'est p't'êt' mon plan, mais c'est aussi not' blème à tous les deux. Pass'que des millefeuilles, il en restera presqu'autant qu'au début, avant k'j'achète la tire, mais les tickets verts, j'suis pas sûr k'Fernand y connaît.

- Ne t'en fais pas. Il a pas l'air comme ça, Fernand, mais je suis bien sûre que ça ne va pas le troubler, la monnaie made in USA. Bon, si tu veux bien, maintenant mon chéri, laisse-moi trier ces papiers. Tu n'as qu'à aller manger au Montparno. Je m'occupe d'Alain mais j'ai pas le temps de faire à déjeuner pour toi.

Maurice ne se le fait pas dire deux fois.

- Bon, j'y vais maint'nant. A tout à l'heure ma puce. J's'rai là dans une heure. T'auras fini j'espère.

Au Montparno, Maurice commande le plat du jour et récupère Le Parisien au bout du comptoir. Installé sur la terrase, sur le trottoir du boulevard Edgar Quinet, il commence par remettre les pages en ordre et tombe enfin sur la une. En gros titre : Casse de la rue de Rennes, le braqueur et sa femme se suicident. L'article raconte que les deux époux Bouchetar, dès leur mise en détention – elle à Fleury-Mérogis et lui à Fresnes –, se sont pendus dans leur cellule. Tous les deux avaient sur eux une lettre, signée par chacun des deux, expliquant qu'ils ne pourraient pas supporter ni d'être séparés l'un de l'autre, ni de n'avoir eu à aucun moment les moyens de prouver leur innocence. Dans une autre phrase, maladroitement écrite mais assez pathétique, ils demandent à la Société que la justice leur soit rendue par les soins que la République saura donner à leur fils Sébastien.

Le garçon vient de servir l'entrecôte frite mais Maurice n'a plus faim. Il garde la première page, la plie, la glisse dans sa poche intérieure, paie le prix du menu – 14 € – et rentre chez lui, tel un automate. Il retrouve Odile en train de trier des dollars et Alain, dans la cuisine, attablé devant une assiette de pâtes alphabet et jambon.

- Tiens ma puce, lis ça.

- Oh, quelle honte ! fait Odile à la seule lecture du titre.

Elle se lève, s'approche de Maurice, le tiens par la taille et, tenant la page du journal de l'autre main, lit l'article entier.

- Mon chéri, je n'veux pas que tu partes tout seul. Laisse-moi le temps de me changer et nous irons tous les trois chercher la voiture. Le tri est pratiquement fini, tu n'as plus qu'à mélanger.