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Ce mardi matin 18 juillet, Maurice doit aller au garage Pajot pour voir la Blue Star dont le p'tit Prince lui a vanté les mérites, et sans doute l'acheter. Odile, quant à elle, est dispensée du détour par la Préfecture de Police puisqu'elle a déjà la carte grise. Elle prend le temps de soigner sa toilette afin d'être présentable - comme doit l'être l'épouse du propriétaire d'une très belle voiture – avant de se rendre au Grand Garage pour la cession de la Mercedes Adenauer. Elle qui, en été, passe sa vie dans une tenue tout à fait « Cécilia en vacances », avec fin pull Lanvin et pantalon de coton léger d'un très pâle bleu ciel recouvrant jusqu'aux talons des chaussures Zadig et Voltaire, choisit de passer une simple petite robe rayée en jersey de lin et coton, assez largement décolletée, et de mettre l'accent sur les accessoires et les touches un brin sexy. (Elle en est bien consciente, qu'Il faudra si possible faire avaler l'erreur de date, sur la carte grise.) Elle choisit un soutien gorge corbeille blanc au décolleté Empire et à dentelle Chantilly et, pour bien orienter le regard de son visiteur vers cet endroit sensuel, elle passe autour du cou le Lien Chaumet que lui avait offert Maurice pour leur premier anniversaire de mariage, un collier en or, très fin, auquel est suspendu, à la limite de l'échancrure du soutien gorge, une suite de trois petits croisillons d'ors jaune, gris et rose. Elle laisse sa coiffure châtain clair mi-longue un peu en broussaille, quelques mèches pouvant venir recouvrir le front, jusqu'aux yeux. Elle garde les jambes nues, se chausse de sandales à talons New Man et s'équipera d'un sac besace de Dior, en cuir blanc surpiqué. Sur les lèvres et les ongles, elle passe un rose soutenu, plutôt discret, et pour les cils, un mascara noir peu épaississant. Elle emportera une paire de lunettes de soleil à larges montures violette et préfère ne pas se maquiller les yeux que l'autre ne verra qu'à peine.

C'est une femme élégante, fine et assez grande – 1,72 m – qui fait sa propre inspection devant la glace de la porte d'entrée avant de se rendre rue Campagne Première. Elle a tout d'une vamp. Maurice, lui, est déjà parti. Ses préparatifs étaient infiniment plus simples que ceux d'Odile. En noir des pieds à la tête toute l'année – seuls les tissus et le nombre d'épaisseurs changent, selon la saison –, toujours impeccable, sans jamais de cravate, et lunettes noires aussi, mais noir de chez noir, il en impose souvent, par sa taille, sa carrure et son visage hâlé et plus ridé que pour son âge. On lui donnerait plus que la soixantaine, soit au moins quinze ans de trop.

Après le détour habituel par le Montparno, Maurice arrive au garage Pajot et s'arrête un instant devant l'immense vitrine. Toute la série des dernières nées y est présentée, hybrides et tout-électrique, et les Blue Star sont en position de vedettes. « Le p'tit Prince, c'est l'meilleur, y a pas d'lézard, c'est celle-là qui faut k'j'achète », se félicite Maurice en franchissant le seuil de la porte vitrée. Aussitôt un jeune vendeur s'approche de lui.

- Monsieur est intéressé par un de nos modèles ?

- Ben je r'gardais c'que vous avez comme voitures qui s'rechargent.

- Tous nos modèles se rechargent, Monsieur, mais ça dépend, soit avec des batteries, soit...

- Oui, j'pensais aux batteries.

- Alors nous avons les modèles Blue Star. Ce sont les premiers. Ils ne sont en vitrine que depuis hier. Souhaiteriez-vous faire un essai ?

- Non, j'vais en choisir un. Vous dites qu'y sont tous en promotion alors ? C'est dans les combien ?

- Selon les options, vous en avez à partir de vingt-neuf mille euros, et jusqu'à quarante cinq mille. Et si vous prenez un modèle en vitrine, oui Monsieur, nous vous ferions une remise premier client.

- Donc celle-ci, où j'vois marqué « Autonomie 1.000 km, 39.000 € », vous m'la feriez pour combien ?

- Alors pour celle-ci, nous vous ferions dix pourcents, ça vous ferait un peu plus de trente cinq mille.

- Bon, trente cinq mille, c'est k'j'aime les chiffres ronds. Ça ira comme ça ?

- Ça ira comme ça, ne vous faites pas de souci. Vous voulez bien vous approcher de mon bureau ?

- Non, merci, j'pass'rai la prend' c't'après-midi, mais vous m'la gardez. J'm'aperçois k'jai oublié mon carnet d'chèques.

- Sans problème Monsieur. Je la retiens pour quel nom ?

- Le Menech.

- Très bien, c'est entendu. Alors à cette après-midi, Monsieur Le Menech.

Maurice ressort du magasin, arrive en haut de l'avenue du Maine et s'arrête. « Merde, et si j'le payais en dollars ? Ça f'rait déjà ça d'moins à r'fourguer. Faut k'j'lui d'mande ! Et qu'y m'fasse pas l'dollar à un soixante dix !» Maurice fait donc demi-tour et pénètre à nouveau dans le magasin.

- Vous avez oublié quelque chose, Monsieur Le Menech ?

- Non, seul'ment une idée qui m'est v'nue. Si j'vous payais en dollars, vous acceptez ?

- Ah, il faut que je pose la question à Monsieur Pajot. Vous patientez une minute?

- Pas d'problème.

Le vendeur monte un étage et revient moins de trois minutes après.

- Monsieur Pajot est tout à fait d'accord, et même au contraire, il apprécierait. Vous savez, avec ces techniques nouvelles, il y a tellement de pièces que nous importons d'Amérique. Il serait même prêt à faire le change à un dollar quarante cinq pour un euro.

- Bon, ben dans c'cas, j'crois que j'vais vous prend' le modèle d'à côté, sui-là qu'est marqué « Autonomie 2.000 km, 45.000 €. ». Çà f'ra quarante mille alors, c'est ça ? Si j'compte bien, faut k'j'apporte cinquante huit mille dollars.

Le vendeur vérifie sur sa calculette.

- Dites, vous savez compter, vous au moins. C'est bien ça, cinquante huit mille.

- Alors on marche comme ça. Je r'viens vers les deux heures.

- Très bien, à tout à l'heure Monsieur Le Menech.

« Déjà la moitié d'écoulé, pense Maurice en rentrant chez lui. J'en connais une qu'elle va êt' contente. »