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Maurice est resté encore un long moment au jardin du Luxembourg. Il n'a pas résisté à l'envie de revoir son joueur préféré. Pour cette donne là, c'est justement lui le déclarant. Il joue une manche en mineure, cinq trèfles, vulnérable et contré. Gros risque, parce qu'il n'a seulement en main que trois cartes à trèfle, mais grosse chance aussi, parce que gagné, c'est 750 points. Ouest entame, le 2 de pique. Il demande le retour pique, c'est clair. Le mort, en nord, s'étale. Ouf ! Six cartes à trèfle par les trois gros honneurs. Là, Maurice sait comment il ferait, s'il c'était lui qui jouait : en mort inversé. Et c'est avec un grand plaisir intérieur qu'il voit sud, son poulain, jouer le coup en mort inversé, et gagner. Maurice veut s'en tenir là, rester sur ce coup, le savourer encore, tranquillement, en regagnant son domicile, rue du Commandant Mouchotte. Il est 18 heures. Sa femme devrait être rentrée à la maison. Il choisit le plus court chemin, par la rue Vavin, le rue Bréa, la rue Delambre, la rue de la Gaîté et la rue du Maine.

« Ah, le mort inversé ! Les atouts sont au mort et pas dans ma main, les adversaires les voient, alors faisons comme si je jouais avec le jeu du mort. C'est clair pour tout le monde, je coupe avec les atouts de la main longue. Quoi d'étonnant ? Pas besoin de jouer au penseur de Rodin, autant s'en tenir à la Môme aux boutons ! C'est moi qu'ai les perdantes, alors pourquoi je les montrerais ! Putain, mais c'est comme ça les affaires ! C'est jouer cartes sur table... sauf le plus faible. Le fort, c'est lui qui joue. C'est comme les cadeaux, c'est les mecs généreux qui les donnent. Les gentils ! On veut plus que j'aille les chercher, alors on va me les apporter. Sur un plateau ou dans un sac. C'est pas compliqué. »

Maurice l'avait trouvée, sa stratégie. « Monte-en-l'air ? Mon cul ! Le flouze, c'est les bourres qui l'apporteront. Y aura qu'à attendre. »

Maurice sonne. C'est son habitude. Il a les clefs mais il sonne. Cette fois, il ressonne. Et encore une fois. Odile n'est pas encore rentrée ? Alors il ouvre. Il s'installe devant la télé et zappe.
Ah, on sonne. Il va ouvrir.

- Mon chéri, je suis désolée, mais je suis tombée en panne.

Maurice a tout compris. Le sac, la fouille, et la suite. La suite, il la devine. « Elle était pourtant jolie, la partie en mort inversé », se dit Maurice, qui se retourne et se dirige vers la salle de bains.

- Mais Maurice, pourquoi pars-tu ? Ces messieurs m'ont raccompagnée. On pourrait quand même leur offrir quelque chose ! Regarde, tous les cadeaux sont là, dans les sacs, pour les enfants. Et pour toi, mon chéri, la surprise !

Maurice reprend un teint plus rose. Il se retourne et refait trois pas vers la porte.

- Excusez-moi, Messieurs. Je vous en prie, entrez. Odile, fais asseoir ces messieurs, j'éteins la télé.

- Ne l'éteignez pas pour nous, dit le condé. J'adore ces reportages sur les grands animaux, en Afrique. Les lions, les panthères, les éléphants, les girafes. C'est sur Planète, n'est-ce pas Monsieur... heu ?

- Le Menech. Maurice Le Menech.