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Plusieurs passants se sont attroupés pour voir la scène. Ce n'est pas si fréquent de voir un flic garder le caddie d'une cliente sur le trottoir du boulevard Haussmann et ce n'est pas plus fréquent de pouvoir admirer de si près une dedeuche premier modèle. Il y a tellement de monde que même les piétons ne peuvent plus circuler sur le trottoir. Ils passent carrément sur la chaussée, créant un bouchon qui augmente de minute en minute. Enfin, la situation peut s'éclaircir avec l'arrivée en voiture pie, giro allumé, d'une équipe de renfort, avec quatre hommes à bord - dont deux femmes.
Leurs rôles sont vite attribués : un homme pour la circulation des voitures et des bus, un homme et une femme pour écarter les badauds, l'autre femme pour aider l'aimable et courageux gardien de la paix et du caddie. (Il en est bien conscient, lui, du nombre de ménagères qui se font arracher leur sac et voler leurs achats, sur ce trottoir.)

- La pègre ! Bientôt, vous verrez, on en viendra aux hold-up de caddies, croyez-moi Madame ! dit le gentil policier à l'oreille de la douce Odile.
- Mon Dieu, j'espère bien que ça n'arrivera pas. Ils ont bien mieux à faire avec les banques, ne pensez-vous pas ?
- Mais détrompez-vous chère Madame, les casses de banques, c'est terminé ! Depuis hier, la loi anti-hold-up est en application. Il va bien falloir qu'ils se réorientent, tous ces monte-en-l'air, ou qu'ils s'assagissent. !
- Ah, je n'savais pas. Vous voyez, Monsieur l'agent, il finira quand même par faire quelque chose, notre gouvernement. Mais moi, comment vais-je m'y prendre avec tout ces achats ? Jamais je ne pourrai faire entrer tout ça à l'arrière de ma voiture, c'est déjà plein ! Vous comprenez, Monsieur l'agent, j'ai voulu leur faire plaisir à tous ces enfants qui seront ce soir à la maison pour fêter l'anniversaire de mon fils. Et à mon mari aussi. Vous savez, lui, c'est un marin. La mer, c'était son métier, pedant longtemps même, dans la Marine Nationale. Alors pour lui qui adore jouer avec son ordinateur, j'ai acheté une petite merveille de jouet électronique. C'est le débarquement de Normandie en miniature. Mais en vrai, Monsieur l'agent ! Figurez vous que toutes les pièces sont mobiles et commandées par l'ordinateur. Les soldats, les bateaux, les tanks, les voitures, les canons, les mitrailleuses, tout ! Et même la mer ! Le monsieur du comptoir, dans le magasin, il en faisait la démonstration en faisant la tempête. Tous les bateaux tombaient dans les grands creux des vagues. Et on peut jouer à plusieurs. L'ordinateur compte les points. Par exemple, un soldat allemand qui tombe, vous gagnez un point, un soldat allié, vous en perdez un, un command-car allemand, vous gagnez dix points, une péniche qui débarque des soldats sur la plage, c'est vingt points, un panzer aussi. Le seul problème, c'est la place. Rien que pour la plage et les falaises, ça prend 5 mètres. Et la mer aussi, avec tous les bateaux. Mais pour les vacances à la campagne, c'est génial. Je suis sûre que mon mari va adorer.

A ce moment, la quasi totalité des badauds de sexe masculin disparaît et se précipite dans le magasin. Du trottoir on peut les voir monter quatre à quatre les marches de l'escalator. Sans doute pour arriver les premiers sur le stand des maquettes électroniques.

- Vous devriez voir ce jeu, Monsieur l'agent, ça vous passionnerait.
- Sans doute, Madame, mais occupons-nous d'abord de vos affaires si vous voulez bien.

Odile s'approche de la voiture et soulève la toile de la capote arrière.

- Vous voyez, Monsieur l'agent, je n'sais pas comment nous allons pouvoir encore mettre tout ces paquets.
- Nous avons une solution, Madame. Mireille, veux-tu aller jusqu'à la Peugeot et prendre deux grands sacs dans le coffre ?

La fliquette s'exécute et revient avec deux immenses sacs en plastique armé, blancs.

- Vous voyez, Madame, dans la police, on est prévoyant. C'est tellement fréquent, les gens qui perdent leurs affaires.
- Ah, ce gros cabas, à gauche, c'est à mon mari. Il a du l'oublier. Il n'y aura qu'à le vider dans le fond du sac. Il s'en débrouillera bien tout seul.

Les bleus saisissent le cabas, chacun par une poignée, le soulèvent et, dans un vif balancement, le vident d'un seul coup au fond du grand sac dont les bords, sous l'effet du choc, se rabattent aussitôt. On entendit comme un bruit sourd, comme celui que feraient, en tombant par terre, de lourds objets de métal soigneusement emballés dans du papier de soie.

- Faut espérer qu'elles sont bien emballées, les affaires de votre mari, parce que sur le macadam, attention à la casse !
- Oh, pour ça, oui, il est adroit, croyez le bien.
- Tant mieux, parce que vous savez, Madame, il y en a qui y laisseraient des fortunes, sur le trottoir, à force d'être négligents.
- Vous avez raison, et les gens croient qu'il suffit de se baisser pour ramasser des millions ! Le travail, ça, plus personne n'en veut.

Pendant ce temps, flic et fliquette ont fini de remplir les sacs. Ils les portent dans le coffre. Odile referme la capote avec soin.

Odile se confond en remerciements et se réinstalle au volant. La fliquette se place au milieu du carrefour et arrête la circulation, de façon à faciliter la manoeuvre d'Odile, pour sortir de cette emplacement peu commun. L'agent se prépare à stopper les piétons qui s'aventureraient derrière la voiture au moment de la marche arrière. Odile attache sa ceinture et tire sur le bouton du démarreur. Une fois, deux fois... dix ou quinze fois. Rien ne se passe. On a entendu la batterie rendre l'âme.
Odile sort de la voiture.

- Il ne manquait plus que ça ! Et c'est bien le jour ! C'est toujours sur moi que ça tombe, les pannes de la voiture de mon mari. Ah, me voilà bien, tiens !

L'agent s'approche. La fliquette relance la circulation et revient sur le trottoir.

- Chef, voulez-vous que j'appelle la dépanneuse ?
- Non Madame, ne faites pas ça, je vais appeler le mécano du garage de mon mari. Il viendra avec son collègue et une dépanneuse. Je vais les attendre et je rentrerai en taxi.
- Bien, appelez donc votre mécano, mais nous allons vous raccompagner avec vos paquets. Ma collègue surveillera votre voiture pendant ce temps.
- Vous êtes vraiment trop aimables. Vu le délai qui me reste pour préparer cette soirée, j'accepte bien volontiers.

Et les bleus de décharger les sacs et de les mettre dans le coffre de leur voiture.

Le Petit Prince et le Singe arrivent dans l'heure, réparent et repartent au Grand Garage. Odile, dans ce nouveau taxi, voit la fliquette débarquée au poste du quartier Opéra et remplacée par un condé. En civil celui-ci, et il se met au volant. Giro allumé, l'équipage arrive devant le 8 de la rue du Commandant Mouchotte, l'adresse des Le Menech. Tout le monde descend. Les bleus se chargent des sacs. Le condé ferme la marche. Odile appelle l'ascenseur. Ils montent au 8ème et sortent de l'ascenseur. Odile s'approche de la porte de gauche. Un homme à sa gauche, un à sa droite, le condé derrière son dos, tous les trois sont comme au garde-à-vous, colt à la ceinture - sauf le condé, qui le porte à un autre endroit.

- Mon sac ! s'écrie Odile. J'ai oublié mon sac dans la voiture. Je l'avais posé sur le siège passager. Heureusement, mon mari est là à cette heure. Il va nous ouvrir.

Odile sonne.