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Maurice a congédié ses deux adjoints. Ils sont partis chacun de leur côté. Lui reste là, assis, pendant un long moment, cherchant à ne pas penser, ni à Odile et la dedeuche, ni - et encore moins - au drame que doit vivre en ce moment toute la famille de cet enfant et de sa maman. Il change enfin de fauteuil pour s'assoir au bout du bassin, à un endroit encore ensoleillé. Il a maintenant toute la perspective du bassin devant les yeux, entre les murets, jusqu'à la haute fontaine. Magique ! Quel génie, celui qui a construit ce bassin. De l'eau en pente ! La marée haute à ses pieds, la marée basse à l'autre bout du bassin, sous la fontaine. Cette fontaine qui n'arrête pas de couler pour remplir ce creux de mer qui ne se remplit jamais. La planète Terre en trente mètres de bassin. La houle figée sur un versant de houle. Maurice aurait bien envie de se mettre à l'eau et de se laisser glisser le long de la pente, sans nager, regardant simplement les promeneurs médusés. Catherine de Médicis avait-elle passé commande d'un tel chef-d'oeuvre ? Etait-ce l'idée du maçon ? Ce sont des idées comme celle-ci qu'il aimerait avoir, le Maurice. Des idées simples, mais qui interpellent tellement le témoin, le spectateur, qu'il est conduit à se poser des questions, les fausses questions, et à se perdre.

Ce serait ça "la bonne idée", une idée simple qui conduit à des heures de perplexité pour aboutir à l'évidence qu'il n'y a pas d'idée, que c'est "un non cas" : retour à la case départ ! Maurice a deux jours pour la trouver.

A l'angle de la rue de la Chaussée d'Antin et du boulevard Haussmann, Odile est embarrassée. Elle a rempli son caddie de jouets pour Alain et de babioles pour son mari chéri. Et pas seulement un caddie, mais deux. Le premier est resté au deuxième étage des Galeries Lafayette, sous la surveillance d'un gardien du magasin, l'autre, qu'elle retient devant elle à l'entrée de la rampe du parking sous-terrain, c'est celui qu'elle avait "emprunté" pour faire quelques achats supplémentaires dans les boutiques voisines. Il est clair qu'elle ne s'en tirera pas toute seule. Il y a bien les ascenseurs du grand magasin mais il faut monter un étage pour payer aux caisses automatiques, appeler l'ascenseur de cet étage et descendre au parking, au quatrième sous-sol. Odile n'aime pas faire appel aux agents de police mais dans sa situation, elle n'a guère le choix. Elle appelle donc l'agent en faction au carrefour qui, très courtoisement, lui propose de lui confier la surveillance de son caddie et de revenir avec sa voiture et l'autre caddie pour charger ses paquets. Il la laissera stationner un court instant sur le passage piétonnier.

Elle remercie "Monsieur l'agent" qui met aussitôt un point d'honneur à poser sa main sur le bord du caddie, entre dans les Galeries, prend l'escalier roulant, deux étages, remercie le vigile qui, lui aussi, gardait encore une main sur le caddie, pousse l'engin jusqu'aux portes des ascenseurs, appuie sur le bouton, entre dans le premier ascenseur qui s'ouvre devant elle, appuie sur le bouton du premier étage, ressort avec le caddie, s'approche d'une des caisses de péage, fouille dans son sac à main, en ressort son ticket de parking et son portefeuille, sort sa carte de crédit, enfonce le ticket, voit s'afficher la somme à payer - 12 € -, enfile la carte bancaire, compose son code secret, reprend le ticket, repousse son caddie vers les ascenseurs, appuie sur un bouton d'appel, entre dans l'ascenseur, appuie sur le bouton du 4ème sous-sol, ressort de l'ascenseur, se dirige vers la porte signalée "Zone Verte", cherche la 2 CV et finit par la trouver, coince le caddie contre la voiture voisine pour éviter qu'il dévale tout l'étage qui est en assez forte pente, réussit à dégrafer les attaches élastiques de la capote, à l'arrière de la voiture, remarque le grand cabas qui occupe à peu près un tiers du volume de ce qu'on peut appeler "un coffre" mais ne s'en étonne pas outre mesure - "Maurice est décidément distrait, se dit-elle" -, entasse son chargement de jouets aussi bien qu'elle peut, rabaisse la capote mais sans l'attacher, abandonne le caddie vide à son sort, ouvre la portière avant - ça fait longtemps que cette voiture n'a plus de serrure -, s'installe au volant, démarre, conduit en suivant les flèches qui indiquent la sortie des voitures, s'engage dans le colimaçon qu'elle remonte en première, s'arrête devant la borne jaune pour introduire son ticket, repousse la demi-vitre et la claque aussi fort que possible pour qu'elle reste attachée le temps de passer son bras, glisse le ticket dans la fente, attend qu'il ressorte, le retire, replie son bras, mais pas assez vite. La demi-vitre retombe au moment où elle finit de retirer sa main et lui entaille profondément le majeur et l'annulaire de la main gauche. Elle saigne. Elle ressort de la voiture, soulève la capote arrière, fouille dans les affaires entassées en désordre, fait signe à la voiture qui attend derrière en klaxonnant qu'elle peut attendre encore un peu, finit par trouver un paquet de mouchoirs kleenex, en sort deux, les enroule autour de ses doigts, se remet au volant et réapparait au grand jour. Le flic n'a pas bougé, le caddie non plus. Odile tente une manœuvre au milieu du carrefour mais, n'y arrivant pas, se plie aux indications du policier qui lui fait signe de se ranger sur le trottoir.

Elle arrête le moteur, sort de la voiture et montre sa main au policier qui prend aussitôt l'air apitoyé qui convient.

- Ne vous en faites pas Madame, je vais m'occuper de ranger tout ça dans votre coffre.

- S'il vous plait, Monsieur l'agent, vous êtes bien aimable.